Les chauffeurs de taxis sont une source d’information toujours utile. Que de journalistes, en reportage dans un pays qu’ils ne connaissent pas, offrent à leurs lecteurs l’énergique commentaire d’un représentant de cette profession pour prendre la température de l’opinion locale! À mon tour de le faire, après d’instructives expériences parisiennes la semaine dernière.
Un parcours de la gare à l’hôtel, un autre de l’hôtel à la gare: vingt à trente minutes de trajet. Dans les deux cas, le chauffeur était originaire d’un pays arabe, probablement de l’Afrique du Nord. Le premier, au début de la trentaine, était né en région parisienne et s’exprimait sans le moindre accent; le second, dans la cinquantaine, était certainement arrivé en France à l’âge adulte. L’un et l’autre étaient agréables, sympathiques, courtois, portaient une cravate, et avaient un comportement très professionnel. Des gens qui travaillent dur pour gagner leur vie, paient leurs impôts et ont le sentiment d’apporter leur contribution à la société dans laquelle ils vivent.
Avec les attentats survenus à Bruxelles le 22 mars 2016, le sujet ne pouvait manquer de surgir en cours de conversation. J’exprime ma tristesse de voir des existences ainsi fauchées ou brisées par ces actes terroristes: des gens qui n’y peuvent rien et qui se trouvaient simplement au mauvais endroit. Les deux chauffeurs approuvent: mais l’un et l’autre apportent aussitôt des nuances.
Le premier chauffeur se dit irrité de voir qu’on s’émeut tant pour ces victimes en Europe, alors que la plupart des gens oublient les victimes en Syrie, qui ne sont pas moins dignes de compassion — je lui donne raison sur ce point. Mais il ajoute que, puisque des pays européens contribuent à des bombardements en Syrie, il est normal que des actes de guerre soient commis en Europe: cela relève de représailles légitimes.
Le second chauffeur ne voit aucune excuse à ce que des innocents soient frappés: à Bruxelles en mars 2016 ou à Paris en novembre 2015, cela lui semble également révoltant. Récemment, il a transporté dans son taxi un jeune homme handicapé à vie au Bataclan, et il reste frappé par ce que cette victime lui a raconté: le cauchemar permanent qui défile dans son esprit, outre la marque indélébile dans sa chair. Mais ce chauffeur ajoute aussi une restriction: il n’est pas choqué par les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo, parce qu’ils étaient ciblés; les dessinateurs avaient publié des caricatures, ils ont subi une attaque en réaction, c’était normal.
Deux interlocuteurs aux avis différents: pourtant, l’un et l’autre admettent la légitimité de certains actes terroristes. L’un et l’autre sont attristés de voir des victimes innocentes. Cependant, leur discours justifie le recours à la violence en dehors du cadre de l’État dans certains cas, même si les deux chauffeurs ne placent pas le curseur au même point pour définir les limites du terrorisme acceptable.
Deux conversations qui m’ont permis de comprendre un peu mieux que, derrière l’apparente unanimité des condamnations du terrrorisme dans nos pays européens, il existe dans une partie de la population, parmi des gens qui ne sont nullement des excités et qui ne commettraient probablement pas de tels actes eux-mêmes, un potentiel de compréhension qui crée aussi l’arrière-plan social sur lequel s’inscrivent ces violences.