Avec l’écho donné depuis quelque temps aux départs de jeunes vivant en Occident, d’origine musulmane ou non, pour rallier des groupes jihadistes, la question de la déradicalisation est soulevée de plus en plus souvent: dans le cadre de la prévention, pour éviter de nouveaux départs, mais aussi pour trouver des voies permettant de réinsérer éventuellement dans la société des jihadistes qui reviendraient en Europe ou ailleurs. J’ai répondu cet après-midi aux questions de Valérie de Graffenried, journaliste du quotidien Le Temps à ce sujet, dans le cadre d’un dossier déjà en ligne, qui sera publié dans l’édition du 24 novembre 2015.
En 2009, j’avais eu l’occasion d’assister à un colloque international, à Singapour, sur la “réhabilitation” des terroristes. Des chercheurs et fonctionnaires de plusieurs pays y avaient présenté des expériences nationales, plus ou moins convaincantes ou crédibles selon les cas. Une mise en contexte s’impose: s’il s’agit de jihadisme, la situation n’est pas la même dans un environnement à majorité musulmane ou une société dans laquelle les musulmans sont minoritaires. Un des aspects les plus intéressants était le souci des représentants de certains pays de regarder au delà du cadre des prisons dans lesquelles se déroulait la “déradicalisation”: par exemple en soutenant la conjointe et les enfants du détenu, s’il en avait, afin d’éviter qu’ils deviennent dépendants de réseaux de solidarité jihadistes; ou encore en favorisant des perspectives concrètes d’existence une fois la peine purgée (insertion professionnelle) ainsi qu’en associant la communauté musulmane à la réintégration du détenu.
Cela m’avait intéressé en raison des similitudes avec les débats des années 1970 et 1980 autour des “sectes”: avec une différence cruciale quand même, la dimension de la violence. Mais ce parallèle même soulevait aussi des questions: je me suis toujours méfié de la “médicalisation” des adhésions à des groupes extrémistes ou à des idéologies radicales, car ces adhésions ne me semblent pas si incompréhensibles que certains discours semblent le suggérer — et les métaphores médicales (guérison, etc.) réapparaissaient dans certains discours lors du colloque de 2009. Je suis très réticent à tout expliquer en termes de manipulation, même s’il y des efforts de propagande et d’endoctrinement: nul n’adhérera à une cause pour laquelle il n’éprouvera pas de sympathie. En outre, une interprétation attribuant tout à des “manipulations” reviendrait, poussée jusqu’au bout de sa logique, à exonérer les personnes concernées de leur responsabilité ou d’une partie de celle-ci. Je sais aussi la variété des motivations: l’idéologie est importante, mais elle n’est pas le seul facteur d’adhésion (même si le nouvel adepte va ensuite l’intégrer). Enfin, s’il y a adhésion réelle à une idéologie (et à un idéal), cela ne se change pas comme on changerait de logiciel: difficile de lire au fond des cœurs, et la répudiation de la violence n’est pas garantie. Sans doute les profils psychologiques et les expériences dans le cadre de l’engagement jouent-ils un rôle dans la capacité à se détourner ou non de l’action violente.
Dans certains cas, des évolutions internes à des organisations ou à des sections de celles-ci peuvent conduire à une remise en cause de la violence, sans nécessairement impliquer le rejet d’autres aspects de l’idéologie: dans le cas d’une partie de l’ETA basque et de la Jamaa Islamiya égyptienne, une réorientation interne, plus qu’un véritable programme de déradicalisation, a entraîné un changement d’orientation — même si ces exemples sont encourageants en montrant que des changements de cap sont possibles. Mais il n’existe pas de technique magique garantissant le succès.
Sur le plan de la prévention, tout ce qui peut contribuer à dissuader des recrues potentielles à rejoindre les rangs de groupes djihadistes est bien sûr positif. Quant à ceux qui reviennent vivants de champs de combat, tout dépendra de ce qu’ils y ont vécu, et des actes qu’ils ont commis: ils ne pourront éviter de répondre de leurs actes devant la justice. Si la détention peut aussi être l’occasion d’amorcer une réflexion autocritique, voire d’exprimer publiquement leur désaveu d’actions passées, cela contribuera à l’action de prévention. Les expériences de “déradicalisation” en valent la peine, car chaque recrue dissuadée de rejoindre des groupes violents et chaque activiste violent qui renonce à la violence sont autant de petites victoires, comme je l’ai expliqué au Temps. On ne peut cependant forcer quelqu’un à changer de convictions: la prévention et la “déradicalisation” peuvent limiter l’impact du jihadisme, mais il restera, pour des raisons variées, un pourcentage de recrues que cet idéal militant attirera.