Les voyages en chemin de fer offrent toujours un passionnant champ d’observation de l’humanité. Le mercredi 24 décembre, sur la ligne Berne-Bâle, je me trouvais en fin de matinée à bord d’un train EuroCity qui allait poursuivre sa route jusqu’à Berlin. Les wagons étaient allemands. Comme toujours dans les voitures allemandes de 1ère classe sur les grandes lignes, des journaux sont gracieusement mis à disposition des passagers: ceux-ci peuvent lire (et conserver) quelques grands titres de la presse allemande (FAZ, Süddeutsche Zeitung…).
Peu avant Bâle, le train s’arrête durant une minute à la gare de Liestal. À peine les portes ouvertes, je vois monter un homme dans la cinquantaine, tenue simple, barbe courte. D’un pas décidé, il traverse le couloir et, arrivé devant le présentoir contenant les journaux au milieu du wagon, en tire un exemplaire de chaque titre, avec une promptitude révélant un habitué; puis, son butin à la main, il retourne sur ses pas en marchant rapidement, atteint la porte et quitte le train.
Un autre passager a remarqué le manège. Nous échangeons un sourire. “Vous pensez qu’il va les revendre?”, me dit-il. Non: à mon avis, au mieux un lecteur boulimique auquel ses maigres ressources ne permettent pas l’achat de ces volumineux quotidiens; au pire, un radin qui a trouvé un moyen de faire des économies sans se priver du plaisir de la lecture. Car je soupçonne que cette discrète razzia est quotidienne: il me faudra reprendre une fois le même train pour m’en assurer.
Cela m’a rappelé une autre anecdote. Il y a bien des années, j’explorais les rayons d’une librairie genevoise spécialisée dans l’ésotérisme et autres sujets proches. Un homme encore jeune et maigre faisait de même, à trois ou quatre mètres de moi. Soudain, en jetant un coup d’œil de côté, je le surpris en train de prendre un livre sur un rayon et de le glisser prestement dans sa veste.
Je me rapprochai de la libraire et, discrètement, je lui fis comprendre par quelques signes ce qui venait de se produire. Peu après, le client sortit. Une fois celui-ci parti, j’interrogeai la libraire: pourquoi n’était-elle pas intervenue, en demandant par exemple au client s’il n’avait pas oublié de payer? Elle eut cette belle réponse: “Cet homme avait l’air malheureux. J’ai pensé que ce livre lui ferait peut-être du bien.”