Des êtres ou des livres se présentent à nous sans les avoir cherchés, apportant une brise inattendue. Aujourd’hui, voyage à Neuchâtel, pour assister aux obsèques du père d’un ami, subitement décédé. Dans le train, je me suis plongé dans le beau roman de Patrice Nganang, Mont Plaisant (Paris: Éd. Philippe Rey, 2011), sur lequel un article enthousiaste commentant la traduction allemande, dans la Neue Zürcher Zeitung, avait attiré mon attention. Ce livre illustre la rencontre entre langue française parfaitement maîtrisée et sève africaine. “Elle entendrait les syllabes de son nom ricocher entre les sept collines de Yaoundé, puis rouler dans les limons de la vallée, avant de se perdre au cœur de la pluie, dans le rire joyeux de ses amis d’âge.” (p. 20) Je pensais que ce serait le livre du jour. J’ignorais qu’un autre volume s’y ajouterait, avant mon retour à Fribourg.
En sortant de l’église, je suis remonté vers la gare, par un chemin sans trafic: un doux soleil et des trilles printanières d’oiseaux adoucissaient la gravité de la journée.Mais le prochain train partirait dans trois quarts d’heure. Je décidai donc de flâner aux alentours de la gare, dans des rues inconnues.
Après une dizaine de minutes, je passai devant la brocante du Centre social protestant, déjà fermée. Sur le rebord de la vitrine, deux livres traînaient, offerts au passant qui voudrait les prendre. J’ignorai le premier — Les Yeux d’Elsa, d’Aragon — et le soulevai pour voir ce qu’il cachait. Je découvris un livre de C.F. Ramuz, dont le titre même m’était inconnu: Les Grands Moments du XIXe siècle français (Lausanne, Éd. Mermod, 1948). Le volume avait été lu, comme en témoignaient les pages soigneusement coupées, mais son ancien propriétaire était soigneux: le livre était en bon état. Je commençai à le feuilleter durant quelques instants et décidai que cet orphelin serait accueilli dans ma bibliothèque.
Il s’agit des textes de dix conférences données par Ramuz à Lausanne, d’octobre 1915 à janvier 1916. La guerre qui faisait rage en Europe affleure ici et là en toile de fond. Ramuz propose une riche réflexion sur l’art et son évolution en France, avec ce qui fait sa spécificité: littérature, musique, peinture… Le lecteur y rencontre bien des observations pénétrantes. Ainsi, à propos de Chateaubriand:
“Ce qu’un homme a voulu être importe peut-être davantage que ce qu’il a été. Savons-nous d’ailleurs jamais qui nous sommes? nous nous inventons nous-mêmes, nous nous réinventons un peu chaque jour, et c’est ce total d’inventions, bien plus que nos actes, qui constitue notre vie véritable.” (p. 53)
Ou encore, quand il découvre “les premiers indices de l’esprit nouveau” dans les soldats de la Révolution française: “En face des armées de métier que pousse à sa rencontre la coalition européenne, en face du classicisme ou de l’académisme militaire, il dresse, lui, le premier, le romantisme en action.” (p. 44)
Ramuz juge creuse l’expression “l’art pour l’art”: “l’œuvre d’art en soi” n’a pas de sens: l’œuvre d’art “n’existe que par son action sur l’individu”, “elle ne commence à vivre vraiment que quand elle s’est reflétée en autrui” (p. 144). Et voici comment Ramuz décrit la fonction de l’art:
“Constatons simplement l’usure affreuse de la vie quotidienne sur ce que nous avons de meilleur. Nos facultés de sentir […] sont constamment en butte aux nécessités de chaque jour. Vivre est une chose très complexe. Il y a que le corps a besoin d’être nourri, et qu’on n’est pas tout seul, et que d’autres comptent sur vous, — il y a toutes ces responsabilités, toutes ces préoccupations, tous ces petits soucis qui rongent: comment faire pour que peu à peu, sournoisement, sans qu’on s’en doute, ils ne finissent par l’emporter? C’est alors qu’intervient l’art. D’autres, heureusement, sentent encore. Et que font-ils ceux-là sinon de maintenir dans leur intégrité nos facultés devant la vie, et cet état d’admiration devant la vie, sans quoi la vie, sans doute, ne vaudrait pas la peine d’être vécue.” (pp. 13-14)