“On peut encore être haredi à l’heure d’Internet. Mais être haredi après Internet n’est pas la même chose que de l’être avant Internet”, explique le rabbin Bezalel Cohen, lui-même rabbin juif ultra-orthodoxe. À l’instar d’autres communautés religieux, les haredim (“craignant Dieu”) se montrent prudents face aux nouvelles technologies, rappelle un article d’Andrew Friedman (“The New Haredim”, Jerusalem Report, 28 décembre 2015). “Pendant des années, les dirigeants haredi ont combattu bec et ongles contre la télévision, qu’ils considéraient comme une fenêtre incontrôlée vers le monde extérieur.” Mais Internet représente pour eux un tout autre défi: avec la rapide diffusion du courrier électronique dès les années 1990, puis le développement des réseaux sociaux à partir de la décennie suivante, il leur est devenu de plus en plus difficile de résister à l’attrait de ces nouveaux outils, d’autant plus qu’ils sont nécessaires également pour des activités professionnelles.
Un appareil de télévision pouvait difficilement être caché, souligne Friedman: tandis qu’il est possible d’accéder aujourd’hui à Internet à l’aide d’un téléphone portable glissé dans un sac ou dans une poche. Certains rabbins continuent de résister, mais le combat semble perdu d’avance, comme l’expliquait récemment l’hebdomadaire The Economist (5 septembre 2015). Certes, un groupe de rabbins ultra-orthodoxes a enjoint aux fidèles, en juin 2015, de renoncer à utiliser à l’application WhatsApp et de n’utiliser que des smartphones approuvés par des instances rabbiniques et munis de filtres pour protéger les fidèles. Cela a permis aux opérateurs téléphoniques israéliens de développer un marché de téléphones kasher, munis même de sonneries spécifiques et de numéros prouvant l’usage d’un téléphone respectant les critères religieux. Mais beaucoup de jeunes haredim renâclent, ou achètent deux appareils: l’un pour faire bonne impression à l’intérieur de la communauté, l’autre pour communiquer avec l’extérieur et accéder librement à Internet.
L’article de Friedman rappelle une réunion organisée en 2012 par des juifs ultra-orthodoxes pour dénoncer Internet, encourageant les 60.000 auditeurs présents à résister aux assauts de la technologie. Mais le rassemblement avait suscité des commentaires ironiques, car il avait été retransmis… en direct sur Internet! La réalité est la présence toujours plus active des haredim en ligne, y compris sur les réseaux sociaux.
J’en suis convaincu depuis que j’ai commencé à m’y intéresser dans les années 1990: Internet est en train de changer certaines “règles du jeu” pour les religions — comme pour tous les autres acteurs sociaux, d’ailleurs. Sous des formes qui nous font parfois sourire, les groupes religieux qui se méfient de l’irruption de nouvelles technologies — qu’il s’agisse des Amish aux États-Unis ou des juifs ultra-orthodoxes — ont le mérite de s’interroger sur les conséquences d’innovations qui transforment nos vies quotidiennes. Alors que la plupart d’entre nous les adoptent comme elles viennent, fascinés par les nouveaux horizons et possibilités qu’elles nous ouvrent, sans vraiment se demander s’il y aura un jour aussi un prix à payer sur d’autres plans…
Cependant, même ceux qui se posent ces questions ne peuvent échapper à long terme aux transformations induites par les nouvelles technologies: tôt ou tard, ils n’ont d’autre choix que de faire des concessions et de consentir des adaptations. En espérant ne pas y perdre leur âme…