Hier soir, un collègue chercheur m’a envoyé un article de presse sur un gourou indien qui serait décédé en 2014 d’une crise cardiaque et que ses disciples conservent congelé, certains qu’il se trouve en réalité en état de méditation profonde et en sortira un jour. Un conflit oppose le mouvement à sa famille, qui voudrait en finir et constater le décès. Selon les articles de presse, une rivalité pour le contrôle des biens du maître congelé ne serait pas étrangère à cette controverse. Mon collègue indique le site web du groupe. Je décide d’aller le voir… et je tombe sur la page pour démarrer une installation de WordPress. Un problème technique sans doute (le nom de domaine est enregistré jusqu’en 2020), mais cela laisse le site vulnérable à quiconque serait tenté d’en prendre brièvement le contrôle et de le recréer avec n’importe quel contenu — même si le véritable propriétaire mettrait rapidement un terme au piratage.
Un instant, la tentation d’une blague de potache m’a traversé l’esprit : et si je réinstallais WordPress, avec une seule page en anglais déclarant « Je suis vraiment mort, prière de débrancher le congélateur et de m’enterrer d’urgence », message suivi de la signature du gourou ?… L’idée m’a amusé, mais je ne l’ai pas fait : pas seulement parce que ce serait illégal et parce j’ai des tâches plus importantes à accomplir que des blagues de plus ou moins bon goût, mais aussi parce que ce qui nous amuse, en tant que lecteurs ne connaissant du mouvement que cet épisode insolite, touche quelque chose qui est très important pour les disciples, même si cela fait sourire les non croyants.
Le mois dernier, j’ai été invité à participer à une stimulante école doctorale réunissant de jeunes chercheurs travaillant sur différents phénomènes religieux. Une bonne remarque d’un participant m’a donné l’occasion de partager quelques réflexions sur notre façon d’approcher les mouvements que nous étudions : nous y consacrons du temps, de l’attention, de la curiosité, mais jusqu’à quel point prenons-nous au sérieux les croyances qui, pour les membres, sont essentielles ? Certes, le rire ou le sourire est un mécanisme de décompression bien connu et légitime dans différentes activités professionnelles exigeantes. Mais comment gérons-nous la confrontation à des croyances « bizarres », notamment quand nous en discutons entre chercheurs qui approchent ces réalités tout en conservant notre distance intérieure ? Je me souviens de ce fondateur d’un mouvement religieux, invité à un colloque académique, qui avait été choqué en découvrant la désinvolture avec laquelle les intervenants évoquaient certaines croyances de groupes étudiés. Il n’y a pas de réponse simple : le fait même d’analyser (et déconstruire) des croyances religieuses sans y adhérer peut déjà déboucher sur un discours choquant pour le croyant.
Toute mythologie (au sens technique du terme), doctrine ou pratique religieuse peut susciter la perplexité, le rejet ou l’ironie chez celui qui ne l’embrasse pas. Cela vaut aussi pour les « grandes religions », même si leur ancienneté et l’adhésion d’un nombre plus important de fidèles leur confèrent une crédibilité sociale plus forte. Mais le chercheur qui étudie des groupes religieux et s’efforce de comprendre leurs démarches, à partir de différentes approches disciplinaires, se trouve dans une position particulière d’intimité et de distance par rapport à son objet d’étude. Plus j’avance, avec l’expérience accumulée au fil des années, plus j’essaie de me souvenir que les croyances que je rencontre, si insolites qu’elles soient parfois (et je ne vais pas m’interdire tout sourire), non seulement font sens pour celles et ceux qui y adhérent, mais donnent sens à leur vie et à leur intelligence du monde.
P.S. : le site auquel je fais allusion est maintenant à nouveau en ligne. J’ai attendu qu’il le soit pour mettre en ligne ce billet.