« Vous apporterez l’éclairage du sociologue », me dit ce matin ma voisine de séance, en évoquant l’intervention que je dois prononcer lors d’une session de réflexion le mois prochain. J’approuve poliment, avant de lui souffler : « Mais je ne suis pas sociologue. »
J’ai l’habitude des rattachements disciplinaires immérités. Hier, un correspondant m’envoyait une circulaire annonçant une conférence que je donnerai à la fin du mois. J’y découvre que je serais « docteur en théologie à l’Université de Fribourg ». Je n’ai pas le moindre titre universitaire en théologie (et cela fait plusieurs années que je ne donne plus de cours à l’Université de Fribourg). Il m’est arrivé aussi, surtout lors de déplacements dans des pays lointains, d’être identifié comme prêtre ou pasteur. Je ne suis pas étonné : pour bien des gens, étudier les religions reste l’affaire du clerc et du théologien. Et j’ai d’ailleurs rencontré plus d’un groupe religieux qui avait du mal à comprendre en quoi son existence pouvait intéresser les sciences sociales.
Je le redis : je suis historien. Ma vocation d’historien est bien ancrée : née en troisième année d’école primaire, comme en témoigne une enfantine rédaction sur le thème « le métier que j’exercerai quand je serai grand ». Je sais que mon approche garde la touche historique. Mais je comprends qu’on puisse se tromper. Je fréquente plus les colloques de sociologues des religions que ceux des historiens. S’il m’arrive aussi de me livrer à des recherches dans des archives et de publier des articles d’histoire, la plupart du temps ma méthode combine enquête de terrain et étude des textes. Dans une conférence que j’avais été invité à prononcer devant de jeunes chercheurs, je m’étais décrit comme historien aventuré sur le terrain des sociologues. À vrai dire, je n’accorde pas trop d’importance aux barrières disciplinaires : ce qui m’importe est le résultat, quels que soient les outils utilisés. Un bon travail de recherche m’intéresse et m’apporte quelque chose, qu’il soit le fruit des efforts d’un ethnologue, d’un historien, d’un juriste, d’un sociologue, d’un théologien…
Je n’ignore pas pour autant les accents et orientations qu’inspire une discipline. Sur le même sujet dans le domaine des religions, assister à un colloque organisé à l’enseigne de la sociologie, de la psychologie ou de la criminologie, par exemple, sera une expérience différente. Les questions posées et les résultats espérés ne sont pas les mêmes.
Je continuerai de m’afficher comme historien, tout en sachant bien que je serai plus souvent décrit comme sociologue, ce qui ne me gêne pas — du moment que mes estimés collègues sociologues ne s’insurgent pas contre une (involontaire) usurpation disciplinaire ! Et je ne me suis jamais encore trouvé dans l’amusante situation décrite par Samir Amghar, qui terminait sa thèse sur des courants de l’islam contemporain et auquel un interlocuteur demanda : « Alors, tu l’as bientôt finie, ta thèse en scientologie ? »
Je publierai sans doute cette année le texte de ma conférence sur mes expériences d’historien parmi les sociologues, qui évoque en fait plus largement ma démarche de chercheur sur des terrains parfois sensibles. En attendant, je rappelle mon article de février 2016 : La position du chercheur: étude des religions et débat public.