Il y a une semaine, mon avion atterrissait au petit aéroport finlandais de Turku, où je me rendais pour un colloque. Notre vol était le seul dans cet aéroport au trafic modeste. L’atmosphère était tranquille et même silencieuse devant le tapis roulant qui amenait prestement nos valises, dans le petit hall d’arrivée. Je me tenais un peu en retrait. Je vis ma valise arriver. Alors que je m’apprêtais à la récupérer, un homme d’origine indienne, à peu près du même âge que moi, s’en empara et la déposa à côté de lui. J’observai ce qu’il allait faire. Sachant les risques de confusion toujours possibles, j’avais attaché à la poignéee de ma valise noire l’étiquette verte d’une agence de voyage suisse défunte, étiquette bien visible. Mais cela ne suffit pas à dissuader le voyageur indien. Il tourna dans tous les sens ma valise, semblant contrarié d’y voir mon étiquette, au lieu d’en tirer la conclusion que ce ne pouvait être sa valise. Je décidai de mettre un terme à ma petite expérience et de récupérer ma valise : « Excusez-moi, Monsieur, c’est ma valise », lui dis-je en me saisissant du bagage. Il sembla un peu surpris, mais ne fit aucune difficulté.
À la sortie, je le vis arriver avec sa valise : elle se distinguait de toutes les autres par un énorme papier blanc collé, qui occupait presque tout un côté, avec les coordonnées du voyageur. Aucune étiquette à la poignée. Impossible à confondre avec ma valise. L’homme était accueilli par une personne qui semblait être la représentante d’un institut académique. J’en conclus qu’il s’agit d’un chercheur invité. Et je regrettai presque de ne pas avoir laissé se poursuivre l’expérience plus loin, pour voir s’il serait finalement parti avec ma valise.
Je sais, cela paraît impossible — ou alors relever de scénario de films, comme ce thriller américain dans lequel un universitaire américain en visite à Paris se retrouvait pris dans une dangereuse affaire à la suite d’une confusion de valise à l’aéroport. Pourtant, j’ai fait l’expérience personnelle que des confusions à première vue impossibles peuvent survenir — et chaque fois, curieusement, dans un environnement académique.
Il y a une quinzaine d’années, à la fin d’un colloque qui réunissait une cinquantaine de personnes à la School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres, j’étais le dernier à partir. Je m’approchai du portemanteau pour découvrir que mon imperméable ne s’y trouvait plus. Il en restait un autre, mais d’une couleur différente, d’une forme différente, et avec ceinture alors que le mien n’en avait pas : aucune confusion possible. C’était vendredi soir : j’alertai le concierge et un organisateur encore présent, en les priant de m’informer si mon imperméable était retrouvé. Et je passai une partie de la journée suivante à visiter des magasins pour en acheter un autre, car c’est le genre de vêtement utile pour le climat britannique…
Quelques jours plus tard, je reçus un appel de Londres : un professeur présent s’est soudain rendu compte qu’il portait un imperméable qui n’était pas le sien — après l’avoir utilisé durant cinq jours, alors que mes gants et d’autres objets se trouvaient dans les poches, et malgré la différence de couleur et les autres particularités ! L’imperméable me fut renvoyé avec des excuses. La mésaventure me convainquit que le cliché du savant distrait avait de sérieux fondements. Et je n’aurais été qu’à moitié surpris de voir le chercheur indien de l’aéroport de Turku s’éloigner placidement avec ma valise…