Un voyage en Alaska peut avoir des conséquences inattendues: en novembre 2003, je m’étais rendu à Anchorage, site lointain du colloque annuel de la Middle Eastern Studies Association (MESA), auquel je participais cette année-là. Dans le petit bus qui transportait des participants depuis l’aéroport, j’engageai la conversation avec un inconnu qui se présenta comme le rédacteur du bimestriel Saudi Aramco World. Le contenu n’a guère à voir avec l’industrie pétrolière: Saudi Aramco publie ce périodique culturel pour faire mieux connaître le monde arabe et musulman ainsi que ses relations avec l’Occident. Depuis cette rencontre de 2003, je reçois chaque numéro de ce magazine, qui contient souvent des articles intéressants, richement illustrés, communiquant sous une forme accessible des connaissances de spécialistes de sujets variés.
Dans un récent numéro de Saudi Aramco World (sept.-oct. 2012), j’ai été fasciné par un article de William Isbister, “Little Thimble, Big Journey”. L’auteur s’est pris de passion pour les dés à coudre et, avec son épouse, les collectionne depuis vingt-cinq ans. Je n’avais jamais pensé qu’une aussi riche histoire et une telle variété pouvaient se cacher derrière ce petit objet.
Sous la forme d’une simple bague, son précurseur serait apparu pour la première fois en Chine, vers l’an 200 av. J.-C. Vers la même époque, on en découvre aussi un exemplaire dans une tombe scythe sur les bords de la mer Noire, à Chersonèse. Chez les Grecs et les Romains (et avant eux les Égyptiens), explique l’auteur, les doigts étaient probablement protégés à l’aide de tissu ou de cuir (d’autres sources évoquent cependant des dés à coudre en bronze découverts à Pompéi).
Quant aux vrais dés à coudre, recouverts à l’extrémité supérieure, leur présence serait attestée en Méditerranée orientale et dans l’Espagne mauresque dès le 10e siècle environ. En France, au 13e siècle, la production de dés à coudre (peut-être ramené des Croisades) était bien établie. Nuremberg devint aussi un grand centre de production à la fin du 14e siècle: ses dés à coudre, exportés un peu partout en transitant par le port de Venise, sont retrouvés jusqu’en Syrie.
Les formes varient: par exemple, des dés à coudre provenant des parties septentrionales des “routes de la soie” tendent vers des formes de bulbe à l’extrémité. Et les photographies qui illustrent l’article font découvrir avec émerveillement les décorations élégantes et fines qui ont orné des dés à coudre, les transformant en petites œuvres d’art. Ce qui nous rappelle qu’une fonction utilitaire n’empêche pas la recherche conjointe de la beauté, jusque dans les détails.
Il existe depuis 1982 en Allemagne un Musée du dé à coudre (Fingerhutmuseum). Leur site en plusieurs langue (également en français) et leur prospectus de présentation à télécharger permettent de découvrir quelques beaux exemples. Une visite touristique à envisager. – Je remarque que l’histoire du dé à coudre présentée sur le site du musée diffère sensiblement de celle de l’article précité: peut-être le modeste dé à coudre devient-il parfois un objet de débats entre historiens. Faute de compétence, je ne départagerai pas les amateurs passionnés.