Par principe, je me méfie des modes, aussi quand elles touchent la langue. Dans les années 1990, je me souviens de la propagation massive du mot “citoyen” adjectivé. J’avais reçu, d’un fonctionnaire français, une carte de fin d’année produite par le ministère dont il dépendait, m’apportant ses “vœux citoyens”. Engagement citoyen, comportement citoyen, attitude citoyenne: jusqu’à la nausée! Ébahi, j’avais écouté une intervention d’une (pourtant brillante) étudiante française, qui insérait l’adjectif “citoyen” plusieurs fois par minute…
Il y a quatre ou cinq ans, dans le vocabulaire d’un ami perméable aux phrases à la mode, j’ai vu apparaître une nouvelle “expression à tout faire”: “Pas de souci!” Je l’entends aujourd’hui un peu partout en Suisse romande. Je prie le passager d’un bus bondé de m’excuser de l’avoir heurté: “Pas de souci!” Je demande à une vendeuse si l’article commandé pourra m’être livré dans les délais: “Pas de souci!” Je remercie une personne de son aide: “Pas de souci!” Et ainsi de suite.
Comment de telles épidémies se répandent-elles? utilisation par une vedette de la télévision? diffusion progressive à partir d’un usage initial? contamination à partir de l’anglais (l’expression — d’origine australienne — no worries, ou don’t worry, qui avait été un titre de chanson)? Surtout, pourquoi une expression se répand-elle comme un feu de prairie plutôt qu’une autre? Peut-être son caractère commode: “pas de souci” remplit de multiples usages et se prononce aisément. Pour “citoyen”, je soupçonne une impulsion politique, une promotion délibérée — avec une inflation qui semble désoler même certains des suppôts les plus acharnés du vocabulaire républicain: “Le beau mot de citoyen adjectivé à l’excès doit être restauré dans ses prérogatives”, s’inquiétait un article de Gauche Avenir sur la “bataille des idées” en 2008.
Il serait passionnant de suivre à la trace les pérégrinations de telles expressions. Je n’ai pas été le seul à remarquer le succès de “pas de souci”. Un article de Geneviève Grimm-Gobat sur le site Largeur.com s’en irritait en 2007 déjà: “La formule branchée ‘y a pas de souci’, arrivée récemment en Suisse romande mais présente en France et au Québec depuis quelques années, a subrepticement remplacé l’expression ‘pas de problème’. Elle est utilisée pour rassurer son interlocuteur […]. Comme diraient les linguistes: il y a eu glissement sémantique. Le regard s’est déplacé du problème rencontré à la personne qui y est confrontée. En administrant la formule magique ‘pas d’souci’, on énonce un cliché rassurant pour l’interlocuteur et pour soi-même.”
Plus indulgents, Yvan Amar et Evelyne Lattanzio notaient que c’est “l’une des charmantes étrangetés de la langue que de faire resurgir dans la langue familière des mots qui appartiennent au lexique soutenu, parfois même ancien. Car a priori, rien ne prédisposait ce mot de souci à passer dans la langue branchée.”
L’Académie française y a prêté attention: “On entend trop souvent dire il n’y a pas de souci, ou, simplement, pas de souci, pour marquer l’adhésion, le consentement à ce qui est proposé ou demandé, ou encore pour rassurer, apaiser quelqu’un, souci étant pris à tort pour ‘difficulté’, ‘objection’.” Une occasion de découvrir l’excellente section “Dire, ne pas dire” du site de l’Académie, avec ses catégories: emplois fautifs, extensions de sens abusives, néologismes et anglicismes, et aussi… bonheurs et surprises! Les académiciens ne laissent rien passer des modes du temps et éreintent même “le vivre ensemble, qui semble relever plus du vœu pieux ou de l’injonction que du constat. Faut-il vraiment faire de ce groupe verbal une locution nominale pour redonner un peu d’harmonie à la vie en société?”