Il y a de longues années, je travaillais à Berne, à moins de 30 minutes de train de Fribourg, et j’avais des horaires irréguliers. Régulièrement, je croisais sur cette ligne un vieux couple suisse alémanique. Ils m’intriguaient, car je les voyais aux heures les plus variées de la journée: une fois dans un train direct, une autre fois dans un train s’arrêtant à toutes les petites gares sur ce court trajet. Plus étonnant encore: si je prenais le dernier train de la journée, qui circulait alors vers minuit, je les y rencontrais presque chaque fois, descendant à la gare qui était manifestement celle de leur lieu de domicile. Alors que celle-ci approchait, malgré cette routine quotidienne, les deux vieillards étaient saisis d’une grande excitation et se chamaillaient dans leur dialecte, en exprimant la crainte de ne pas descendre à temps. Une sorte de rituel…
Un changement d’activité fit que je pris beaucoup moins fréquemment le train sur cette ligne. Un jour, des mois plus tard, j’aperçus l’un des deux voyageurs. Seul. Il n’était pas difficile de deviner que l’autre était sans doute décédé, ou trop malade pour voyager.
Mais que pouvaient-ils donc faire? Pourquoi ces incessants déplacements? Quelques années plus tard, lors d’une discussion avec un contrôleur bavard, je lui racontai ce souvenir. Il travaillait dans les chemins de fer depuis de longues années et me répondit qu’il se souvenait bien de ce couple, connu de tous les contrôleurs actifs sur cette ligne. Il m’expliqua l’énigme: s’ennuyant chez eux, ces deux retraités avaient acheté un abonnement de parcours illimité, couvrant uniquement le trajet entre Fribourg et Berne. Et, pour se distraire, du matin au soir, ils circulaient sur ce tronçon, prenant différents trains et s’arrêtant parfois dans l’une des gares pour un café.
Je ne crois pas le cas unique. Il m’arrive de croiser d’autres personnes au profil semblable. J’en ai découvert un nouvel exemple il y a quelques jours. Dans une gare de petite ville, je vis monter un couple de handicapés, utilisant l’un et l’autre un déambulateur à roulettes pour se déplacer. À la gare d’arrivée, ils me demandèrent de les aider à descendre du wagon. Trois heures plus tard, partant de la même gare, je vis ces deux personnes arriver une nouvelle fois, descendant de la rame provenant de la ville qu’ils avaient déjà quittée quelques heures plus tôt, et où ils étaient donc retournés pour en revenir, malgré leur mobilité limitée.
Je soupçonne qu’ils font comme les deux retraités dont je garde le souvenir: plutôt que de s’ennuyer dans une chambre, ils prennent le train. Ils regardent le paysage, ils regardent les gens; le temps passe, et ces journées ferroviaires prennent peut-être même parfois un parfum d’aventure. Je ne cesse de m’étonner des destins humains que nous croisons sur nos routes – ou sur les rails.