Sur les conseils d’un collègue américain, qui connaît mon intérêt de longue date pour la question des interactions entre Internet et religion, je suis en train de lire le livre de Rachel Wagner (Ithaca College), Godwired: Religion, Ritual and Virtual Reality (Londres-New York, Routledge, 2012). Il m’offre l’occasion de renouveler ma réflexion sur ce thème en rapide évolution, confirmant certaines observations antérieures, précisant des perspectives.
Beaucoup d’exemples et d’anecdotes, sur les liens entre réel et virtuel, entre approches sérieuses et ludiques (ou parodiques, ce qui peut devenir très troublant quand la parodie n’est pas motivée par une recherche humoristique, par exemple dans le cas de pseudo-dialogues programmés sous forme robotisée). La technologie nous accompagne dans tous les environnements de notre vie, ignorant ces limites et frontières, ces “lignes dans le sable”, que nous pouvons tracer dans l’espace physique et dans le déroulement du temps entre différentes sphères, activités et moments (p. 160). L’élargissement des perspectives est souligné: sur Second Life, par exemple, “des personnes issues de systèmes de croyances profondément différents peuvent ‘parler’ directement l’un à l’autre, protégés par les ‘masques’ de leur avatars.” (p. 112) À l’image de cette musulmane, curieuse d’assister à un service religieux juif, et dont l’avatar (avec foulard islamique) va assister à une cérémonie dans une synagogue virtuelle sur Second Life (p. 110).
Nous sommes à la fois “ensemble” en ligne, et aliénés de notre dimension incarnée (p. 128). Wagner cite un livre de Ken Hillis, qui évoque la “dynamique cosmopolite du Web” comme à la fois “une culture de réseaux” et “une culture d’individualisme” (p. 129). Le mot “réseaux” convient bien pour décrire la réalité d’Internet. Communautés ou non, ou encore simples portes d’entrée vers des communautés qui ne pourraient vraiment fleurir que dans l’espace physique? Le débat n’a pas fini de diviser les observateurs: j’étais sceptique moi-même au départ, mais, au fil de mes observations, il me semble que certaines formes d’interaction communautaire peuvent se développer en ligne, sans remplacer les communautés “classiques”. On ne saurait en tout cas donner tort à Wagner quand elle écrit que “tout réseau ne devient pas une communauté.” (p. 131) Avec le développement des réseaux sociaux et d’Internet en général, les possibilités de communautés en ligne ne cessent pourtant d’augmenter (p. 135).
Wagner introduit aussi ses lecteurs dans le monde d’applications qui mimiquent la relation avec Dieu: “votre prière a été envoyée.” Bien entendu, le croyant sait bien que Dieu ne va pas consulter sa messagerie comme nous, mais il peut néanmoins avoir la conviction que la prière atteint bien le destinataire: “Il n’y pas de raison que Dieu ne puisse pas ‘lire’ la prière que nous avons ‘envoyée’, parce que, après tout, Dieu est Dieu.” (p. 148) Le genre même d’ambiguïté qui illustre que nous ne faisons que commencer de percevoir comment Internet pourrait apporter des changements plus profonds que nous ne le soupçonnons, car la frontière entre “réel” et “virtuel” devient toujours plus fluide (p. 161).