Dans une librairie d’Istanbul, j’avais feuilleté Portrait of a Turkish Family, avant de le laisser de côté. Arrivé à la caisse, la libraire me montra ce volume et me dit: “S’il y a un livre qu’il faut lire sur la Turquie, c’est celui-ci.” Je l’ajoutai donc à mes achats. Et la libraire avait eu raison de me le recommander.
Publié pour la première fois à Londres en 1950, il a été réédité plusieurs fois. L’auteur, Irfan Orga (1908-1970), raconte sa vie et celle de sa famille, en Turquie, à la fin de l’Empire ottoman, et le passage à une nouvelle époque. La famille de l’auteur appartenait à la classe moyenne aisée. C’est une enfance dans un environnement plutôt protégé et plaisant qu’il nous décrit, entouré d’une famille aimante, à l’abri des soucis, dans une maison du vieil Istanbul, derrière la Mosquée Bleue, avec vue sur la mer de Marmara: “Il me semble que toute ma première enfance est liée au son de la mer et aux voix de mes parents et grands-parents, assis tandis qu’ils prenaient leur petit déjeuner, sur la terrasse surplombant les jardins.”
Pourtant, le lecteur sait que ce bonheur n’est pas destiné à durer. Les personnages n’en ont pas encore conscience: la tourmente de la 1ère guerre mondiale va bouleverser leurs vies. Plus d’une fois, durant ma lecture, j’ai ressenti quelque chose d’analogue à ce qu’éprouve le spectateur qui voit le beau et terrible film de Nikita Mikhalov, Soleil trompeur (1993), qui raconte les derniers jours d’été campagnards et insouciants d’une famille que la terreur stalinienne s’apprête à broyer. Poignant est, dans les deux cas, le contraste entre bonheur fragile et destin implacable.
Seul le père de l’auteur semble pressentir que viennent des temps difficiles. Mais, comme l’oncle d’Irfan Orga, il est mobilisé et meurt quelque part, sous les drapeaux. La famille perd tout — jusqu’à la petite maison dans laquelle elle avait déménagé, réduite en cendres par un incendie. Perdue aussi, la maison de campagne de l’oncle, lieu d’heureuses vacances. La mère, qui avait mené une existence préservée dans l’intimité familiale, se trouve réduite à quémander un modeste travail dans une usine, et finit sa vie en sombrant dans la folie — alors que la famille a retrouvé un niveau de vie meilleur, grâce à l’engagement des deux fils comme cadets dans l’armée et leur accession subséquente au rang d’officier. Adulte, l’auteur devient pilote de chasse.
Pourquoi ce récit de l’existence quotidienne de personnes aujourd’hui défuntes captive-t-il le lecteur? Parce que l’écriture est alerte, bien sûr, et nous fait découvrir en même temps cette période de transition profonde pour la Turquie; mais aussi parce que ces histoires de vie nous rappellent la fugacité du bonheur humain. Des enjeux bien au dessus de nos modestes existences individuelles peuvent soudain emporter celles-ci comme des fétus de paille, nous laissant dans la même impuissance que celle que nous ressentirions face à un cataclysme. En regardant ou en lisant un reportage d’actualité sur la Syrie ou d’autres zones de guerre aujourd’hui, ne pas oublier que chaque maison détruite, chaque cadavre sur le pavé, représentent autant de rêves — plus souvent de bonheur simple que de grandeur — soudain fauchés par des événements sur lesquels la plupart de ceux qu’ils frappent n’ont aucune prise.