Il y a des années, je lisais un livre sur un groupe religieux — l’Opus Dei, je crois. L’auteur en brossait un tableau accusateur. Dans un passage, il expliquait que le mouvement avait un centre dans une ville où je ne sais quel groupe politique se trouvait également implanté. Tout cela, suggérait l’auteur, n’était pas un hasard, et le lecteur ne pouvait que conclure à de probables liens discrets entre les deux courants. J’avais soudain eu le sentiment de me laisser entraîner dans un raisonnement mal fondé. Après relecture du passage, nulle preuve de liens, pas le moindre début d’information précise ou concrète: deux groupes se retrouvaient subjectivement associés sur la base de ce qui semblait être, finalement, une simple coïncidence temporelle et géographique. Mais le soupçon était ainsi né et n’avait plus vraiment besoin de preuve pour s’insinuer dans l’esprit du lecteur.
Je viens d’avoir une expérience de ce genre aujourd’hui: une personne qui me suit sur Facebook, et qui a des opinions très tranchées sur certains sujets, a noté ma présence (comme conférencier) dans un centre religieux d’une ville suisse en novembre, puis dans une ville étrangère en janvier — ville dans laquelle se trouve le centre de cette organisation, mais je m’y rendais pour un colloque sans lien avec celle-ci. Je reçois un message soupçonneux: mon follower sur le réseau social détecte dans ces deux déplacements une logique, par conséquent, pense que cela me trahit comme l’émissaire «en mission» au service de projets apparemment peu avouables.
À ma très petite échelle et sur des questions qui ne susciteraient guère l’émotion de la plupart de mes lecteurs, mon correspondant pensait peut-être me «démasquer»: j’ai pris la peine de lui répondre, brièvement, pour lui dire ma perplexité face à son raisonnement. Celui-ci se fondait sur une démarche à prétention logique, mais procédant par association: je me suis trouvé dans tel lieu à telle date, dans tel autre à telle autre date, ce n’est pas un hasard, mais l’indice de démarches qui dévoileraient les buts supposés que je poursuis. Alors que, en réalité, multiples pouvaient être les raisons de ce second déplacement.
Manigances, manœuvres, arrangements secrets, complots: tout cela a existé dans l’histoire et existe aujourd’hui. Avec succès ou non. Le problème n’est pas de dire que cela peut exister, mais de tendre à tout lire à la lumière d’une telle grille, et ainsi d’attribuer une signification cachée même à ce qui n’en a aucune. Les personnes tentées par les théories du complot croient détenir les clefs qui leur ouvrent la compréhension des coulisses du fonctionnement du monde. La plupart du temps, cependant, la réalité me paraît en sortir brouillée, car tout devient potentiellement suspect. Avec ce déferlement constant d’explications qui n’en sont pas, amplifiées par la Toile et les réseaux sociaux, un observateur prudent finirait probablement par hésiter à donner crédit à l’existence d’un quelconque «complot»… même s’il existait bel et bien!