Si vous pensiez que la situation en Irak était grave, lisez le petit livre que vient de publier Patrick Cockburn, correspondant de The Independent au Moyen-Orient et fin connaisseur de la région – il avait désigné en décembre 2013 Abu Bakr al-Baghdadi comme “homme de l’année” au Moyen-Orient, à un moment où l’État islamique ne faisait pas encore la une de tous les médias.
Vous découvrirez que les choses sont pires encore que vous ne l’imaginiez. Cela est expliqué avec vigueur, clarté et sobriété, dans la bonne tradition du journalisme anglo-saxon. The Jihadis Return: ISIS and the New Sunni Uprising (OR Books, 2014): comme l’annonce le titre, c’est au nom de la défense des populations sunnites (qui ne sentaient de moins en moins représentées par le gouvernement de Bagdad) que les djihadistes ont retrouvé un élan en Irak: l’État islamique (EI) a su exploiter ce ressentiment et est maintenant devenu le groupe le plus important. Cela s’inscrit en outre sur un arrière-plan de wahhabisation du sunnisme, “l’un des plus dangereux développements de notre époque” (p. 95), en partie grâce aux efforts persévérants de l’Arabie saoudite pour propager sa version de l’islam à l’aide des énormes moyens financiers fournis par la richesse pétrolière. Les djihadistes ne sont pas wahhabites à proprement parler, mais ils plongent largement leurs racines dans ce modèle idéologique, y compris un antichiisme que les Saoudiens ont encouragé et dont la diffusion dépasse de loin les cercles djihadistes.
Si l’EI a pu s’emparer aussi facilement de certains territoires, c’est parce que des sunnites ont été prêts à donner un soutien tacite à l’EI, la préférant au moins pour un temps au gouvernement irakien dominé par des chiites, mais aussi parce que l’armée irakienne était peu motivée, indisciplinée et minée par la corruption (p. 50): des sommes destinées à l’équipement ou à l’engagement de soldats ont fréquemment été détournées. Souvent, les officiers irakiens ont été les premiers à fuir, suivis par leurs troupes, face à des djihadistes inférieurs en nombre, mais convaincus, prêts à donner leur vie et impitoyables face à tous ceux qui se mettent en travers de leur chemin. L’État islamique a aussi une stratégie et se révèle capable de s’allier des populations sunnites, y compris d’anciens cadres militaires du régime de Saddam Hussein, frustrés de n’avoir trouvé aucune place dans les structures militaires de l’après-Saddam. Cockburn pense que la rigueur de l’État islamique va susciter aussi des ressentiments parmi les sunnites, “mais il ne sera pas facile de défier un mouvement bien organisé et prêt à tuer tout opposant” (p. 14).
Le niveau de violence que connaît l’Irak est difficilement imaginable: “au cours des deux dernières années, la violence a fortement augmenté, avec près de 10.000 civils irakiens tués en 2013 et presque 5.000 au cours des cinq premiers mois de l’année 2014 seulement”; au milieu de l’année 2013, les analystes recensaient une moyenne de presque un attentat suicide par jour (pp. 59-60).
“Le soutien occidental à l’opposition syrienne peut ne pas avoir réussi à renverser Assad, mais il a déstabilisé avec succès l’Irak”, où se sont bientôt retrouvées certaines des armes destinées aux insurgés syriens (p. 19). Et en Syrie, les djihadistes (rivalisant aussi entre eux, parfois violemment) ont réduit l’opposition armée non djihadiste à un rôle périphérique. Cockburn conclut sur des perspectives sombres: la situation, écrit-il, a probablement atteint un point de non retour pour la survie de l’Irak et de la Syrie comme États unitaires; nous assistons à la désintégration de l’Irak en zones chiites, sunnites et kurdes séparées, “mais il semble improbable que le pays puisse connaître une partition sans voir couler beaucoup de sang et plusieurs millions de réfugiés” (pp. 135-136).
Patrick Cockburn, The Jihadis Return: ISIS and the New Sunni Uprising, New York – Londres, OR Books, 2014, 144 p.