Le vendredi 14 mars 2014, à 12h25, je me trouve à la gare de Fribourg et monte dans le train à destination de Lausanne et Genève. Je suis éreinté et sous pression: je sors d’une semaine chargée, j’ai travaillé la nuit précédente jusqu’à 3h du matin, après plusieurs autres nuits trop courtes, et je dois présider une réunion à mon arrivée à Genève, devant 200 personnes et avec quatre experts internationaux à mes côtés. Je n’ai pas encore lu les communications des autres intervenants ni préparé ma présentation. Fatigué, il serait dangereux d’improviser, surtout en anglais: je dois avoir un texte sous les yeux. Je sais qu’il me reste 80 minutes pour le faire. Je suis tendu, avec la conscience de l’horloge qui tourne. Je n’aurai plus la possibilité d’imprimer le texte: il me faut le rédiger sur un bloc-notes. Afin de travailler efficacement, je dois donc trouver un siège muni d’une tablette assez large pour écrire.
Sur le quai, j’échange quelques mots avec une connaissance et je monte à bord du train avec lui, au lieu de me diriger vers la dernière voiture. Si j’avais suivi mon impulsion initiale, je n’écrirais pas ce billet aujourd’hui: malentendus et maladresses vont s’enchaîner à partir de ce moment. Sachant que je cherche un siège équipé d’une tablette large, la personne avec lequel je suis entré dans le train m’en signale un: il me suggère d’aller vite m’y installer. Je suis son conseil. Première erreur: “hypnotisé” par la tablette convoitée, je ne remarque pas qu’une jeune femme allait s’y installer; je lui coupe probablement la route, mais je m’en rendrai compte que plus tard, en essayant de reconstituer le fil de mes faits et gestes. Cette jeune femme me demande si elle peut s’asseoir en face de moi. Bien sûr, lui dis-je; voyant qu’elle tient un livre à la main, je suppose qu’elle va lire et lui dis d’autorité que j’occuperai la tablette pour écrire. Deuxième erreur: si j’avais été moins pressé, je lui aurais demandé si elle souhaitait elle-même l’utiliser. Elle me répond qu’elle mettra son ordinateur sur les genoux, ce qu’elle fait – et que j’interprète, sans doute à tort, comme un désir de me rendre service. Troisième erreur: la courtoisie la plus élémentaire exigeait alors de lui dire que j’avais pensé qu’elle allait lire, mais que je lui laisserais l’usage de la tablette et tenterais de trouver un autre siège adéquat. Après deux ou trois minutes, un peu embarrassé par cette situation imprévue, j’essaie de formuler une phrase qui voudrait être un remerciement pour sa compréhension, mais part complètement à côté en expliquant que ce serait un peu difficile pour moi d’écrire sur mes genoux sur un bloc-notes, avec le mouvement du train, ou quelque chose de ce genre – je ne me souviens plus exactement de ce que j’ai dit. Le visage mutique qui accueille ces propos m’envoie un message clair, mais que je ne comprends pourtant pas: je viens d’enfoncer le quatrième clou qui scelle le cercueil de ma réputation. Le train arrive à Lausanne. La passagère se lève pour en sortir. Je la salue poliment. Elle fait quelques pas et se retourne: ”Je ne vous salue pas, Monsieur, vous êtes un malotru!”
Malotru. Définition: personne grossière. Du latin male astrucus, ‘né sous une mauvaise étoile’. Dans les trains, je regarde toujours avec réprobation les hommes qui tentent de monter devant des passagères et se jettent sur le premier siège venu. Je laisse poliment passer devant moi les dames qui attendent d’entrer dans les voitures de voyageurs, même si la rame est bondée et au risque de ne plus trouver de place moi-même – car nombre de messieurs en profitent généralement pour passer aussi avant moi. Je demande si je puis m’asseoir en face d’un siège occupé et j’accepte de changer de place si cela rend service à quelqu’un. Et voici que je me trouve rangé dans la catégorie des goujats!
C’est classique: deux personnes portent sur la même situation deux regards différents. Elles vivent la même chose, mais ne voient pas la même chose. Je viens d’évoquer cela dans un article sur un tout autre sujet. Bien sûr que cette jeune femme a eu raison de me trouver impoli. Comment se fait-il, alors que je suis sensible aux règles de savoir-vivre, que je ne m’en sois même pas rendu compte? La fatigue a joué un rôle anesthésiant. Elle n’explique pas tout. Ce qui a causé ma perte: la priorité absolue du travail urgent à mener à bien, le but à atteindre à tout prix dans un temps très limité. Toute autre considération s’en trouvait provisoirement occultée. Dérisoire.
Il faut tirer les leçons de ses erreurs. J’en vois deux. L’une et l’autre sont élémentaires, mais il nous arrive de les oublier. Première leçon: dans toute interaction avec autrui, si fugace soit-elle, il ne faut pas seulement considérer son point de vue, mais essayer de se mettre à la place de l’autre, avec sa sensibilité, ses soucis, ses attentes. Seconde leçon: quand nous travaillons dans l’urgence, sous la pression du temps, nous avons tendance à ne voir plus que le travail à faire. Nous oublions que le monde ne tourne pas autour de notre personne et de la tâche que nous devons accomplir: d’autres personnes ont des tâches non moins importantes et pressantes. Nous ne pouvons attendre des autres qu’ils moulent leur comportement sur nos exigences et qu’ils s’adaptent à nos impératifs, même légitimes.
“Il y a des fois où l’on pourrait être tenté de croire que la vie est une succession de malentendus”, a philosophiquement commenté le pasteur Raymond Pfister en découvrant mon récit. “Vous devez aussi savoir vous pardonner à vous-même”, m’a sagement conseillé un ami turc auquel je narrais ma mésaventure, quelques heures après l’incident. Ils ont tous deux raison. Il n’en reste pas moins qu’une inconnue s’est sentie offensée par mon comportement. Le monde est petit. Peut-être nos chemins se croiseront-ils à nouveau bientôt. Peut-être pas. Ou peut-être la croiserai-je sans la reconnaître – je n’ai pas une bonne mémoire des visages. Il ne me reste donc qu’à lancer ce message dans le cyberocéan: Madame, Les personnes qui me connaissent ne me considèrent pas comme un malotru. Mais envers vous, j’ai manifestement enfreint plusieurs règles de la courtoisie. Je comprends votre réaction. Je vous présente mes excuses.