“Un projet complètement fou mais parfaitement sérieux”: sur fond de crise politique et de protestations contre le “mariage pour tous” en France, c’est ainsi qu’Eric Martin, rédacteur en chef du “portail libéral-conservateur” Nouvelles de France, annonçait à ses lecteurs son projet. Puisque la vie dans une France comme celle à laquelle il est attaché n’est plus possible et qu’il se trouve obligé de soutenir par ses impôts “des ‘services’ publics ou des causes qui vont contre les valeurs traditionnelles”, puisque personne ne peut échapper à l’État-providence, Eric Martin propose à ses lecteurs une solution radicale: recréer ailleurs une “Nouvelle France”: “nous appelons les Français à continuer la France: ailleurs, dès maintenant, en conservant la nationalité ‘française’ afin de continuer à peser/résister ici… mais aussi ailleurs”. Il ne s’agirait pas pour tout le monde de quitter la France, mais de disposer “d’une seconde patrie où nos valeurs ne sont pas et ne seront jamais bafouées”, à l’image du sentiment que peut avoir un juif de la diaspora par rapport à Israël.
Ce projet passerait par “l’acquisition de la propriété (en vue d’une acquisition prochaine de souveraineté) d’une île peu ou pas habitée dans un pays soit favorable au principe de la vente de la souveraineté, soit acculé financièrement et à qui nous proposerions de se délester d’un tout petit morceau de son territoire contre une somme d’argent”. Après avoir évoqué la Grèce ou le Portugal, l’auteur tourne son regard vers l’île de Tikina-I-Ra (Fidji), 4.000 hectares, actuellement en vente pour 11,5 millions de dollars.
Sur ces bases, les traits de l’émigration et d’une nouvelle société s’esquissent, ressuscitant un esprit à la fois “français et entrepreneur”, puisque tout serait à créer, avec une avantageuse “fiscalité simplifiée et inférieure à 5% pour toutes les entreprises et tous les particuliers y résidant”. Ce serait la mise en place d’une État “fondé sur un idéal”: une résistance délocalisée, en quelque sorte, dans un espace protégé. Les lecteurs du site réagissent et commentent par dizaines, critiques ou intéressés, hésitant à qualifier l’idée de “folle” ou de “géniale” — ou les deux à la fois. Parce que, même parmi ceux qui jugent le projet farfelu, qui n’a jamais rêvé de l’île, de ce monde loin du monde?…
Le plus étonnant est, finalement, de voir un pareil projet s’adresser à un public naturellement enclin à vanter les vertus de l’enracinement: mais le déplacement d’une société vers une réalité de plus en plus étrangère à leurs convictions conduit certains à envisager l’exil comme issue. Dans ce cas, cela débouche sur un projet utopique, à l’instar de courants idéologiquement aux antipodes, même si Eric Martin se défend de croire à la possibilité du paradis sur terre.
L’originalité de la démarche est de prôner un séparatisme par émigration, et non par sécession. Il est vrai qu’une sécession à fondement idéologique n’aurait aucune plausibilité en Europe. En revanche, aux États-Unis, il existe des dizaines de groupes sécessionnistes: plusieurs le font sur une base d’héritage historique territorial (par exemple les nationalistes texans), mais il en existe aussi qui proposent de rassembler une population aux convictions doctrinales semblables dans une même région, afin d’aboutir démocratiquement à l’autonomie ou à la sécession. Ainsi en va-t-il de Christian Exodus, fondé en 2003 en réaction à l’érosion des principes chrétiens dans la société américaine, a développé un projet visant à attirer suffisamment de croyants en Caroline du Sud pour y prendre légalement le pouvoir et la transformer en État chrétien. La réalisation du projet se révèle plus compliquée que prévu: en attendant, Christian Exodus invite ses adeptes à la “sécession personnelle”, en cultivant le plus possible l’autarcie familiale dans tous les domaines.
Sur Christian Exodus, on peut lire l’étude de Joanna Sweet et Martha F. Lee, “Christian Exodus: A Modern American Millenarian Movement”, Journal for the Study of Radicalism, vol. 4, n° 1, printemps 2010, pp. 1-24.