Ces dernières années, dans la communauté académique, il est de plus en plus question du libre accès (open access), c’est-à-dire la mise en ligne gratuite de contenus numériques. Autrefois, la seule possibilité de publier un article ou livre scientifique était la voie de l’imprimé (revues, ouvrages individuels ou collectifs). La diffusion d’Internet et le faible coût d’un espace sur un serveur ont transformé la donne. Même si demeure le prestige de l’imprimé, non seulement la plupart des revues diffusent aussi leur contenu en ligne, notamment au format PDF, mais l’on voit naître de plus en plus de publications scientifiques ne proposant plus de version imprimée. Certaines publications plus anciennes renoncent à l’imprimé pour se concentrer sur la version électronique: je viens d’en faire l’expérience avec la lettre d’information Religion Watch, dont je suis depuis des années le rédacteur associé, et qui est devenue une publication uniquement digitale (mais toujours payante) depuis le mois d’octobre, à l’approche de son trentième anniversaire.
Religion Watch est un mensuel d’information indépendant sur les tendances dans le domaine religieux, qui a besoin d’abonnés pour vivre. Mais pour des revues scientifiques, la question se pose en termes différents: les articles qu’elles publient sont rédigés par des universitaires, qui doivent passer par un comité de lecture anonyme composé de pairs. Les auteurs (de même que les examinateurs) ne reçoivent aucune rémunération pour ces articles: ceux-ci font partie du travail normal d’universitaires, dont la majorité reçoivent un salaire d’une université ou autre institution scientifique. Comme l’explique le Fonds national suisse de la recherche scientifique: “La recherche encouragée par des fonds publics devrait – en premier lieu dans l’intérêt de la science elle-même – être autant que possible accessible au public, et ce, en toute gratuité.”
Imprimée ou électronique, une revue contribue à la notoriété d’un chercheur dans la mesure où elle est reconnue comme sérieuse et plus ou moins réputée. Mais des entrepreneurs guère scrupuleux approchent des chercheurs naïfs et inexpérimentés, notamment dans des pays non occidentaux dont les universitaires ont difficilement accès aux revues réputées, pour leur faire miroiter la possibilité de publier des articles en libre accès dans des revues en ligne qui singent les vraies publications scientifiques, mais dont la réputation est inexistante — et qui proposent bien sûr de publier ces articles contre rémunération (selon un modèle d’article processing charge utilisé par certains éditeurs sérieux en contrepartie du libre accès, mais le plus souvent avec paiement par l’institution à laquelle le chercheur est affilié).
J’ai reçu cette semaine un courrier électronique d’un certain “Science Publishing Group”. Dans un anglais qui révèle un rédacteur vivant probablement en Asie (malgré une adresse postale new-yorkaise que j’ai découverte dans un coin du site), ce message se réfère à un article que j’ai publié en 2009 et explique qu’ils ont le “grand honneur de [me] sélectionner” comme directeur invité d’un numéro spécial d’une de leurs revues (bien qu’aucune de celles-ci ne corresponde de près ou de loin au sujet retenu…). Cela me vaudra le privilège, me fait-on miroiter, de publier deux articles gratuitement et de bénéficier d’une réduction de 30% sur des articles supplémentaires. Prix pour la publication d’un article: 500 dollars, mais des réductions jusqu’au 30 novembre permettent d’obtenir un prix spécial entre 90 et 270 dollars…
Ces montants sont justifiés par le travail d’édition, de relecture des épreuves et “autres services éditoriaux”, explique le site. Ce n’est pas une escroquerie au sens strict: les articles sont bel et bien accessibles sur le site, convenablement mis en page, après relecture et suggestions, semble-t-il. Mais tout cela repose sur l’exploitation des aspirations de chercheurs à trouver des débouchés pour leurs articles, notamment dans des pays aux faibles ressources économiques, ce qui est plus déplaisant. Or, publier sur une telle plateforme ne présente aucun avantage pour un dossier universitaire (au contraire!): on y trouve un mélange d’honnêtes articles, de contributions de faible niveau et de textes surprenants rédigés par des auteurs détenteurs d’un titre universitaire pour certains, mais soutenant des hypothèses aventureuses, pour ne pas dire plus. Pour ne prendre qu’un exemple, en choisissant le mot-clé religion, j’ai particulièrement été amusé par un article qui prétend apporter la “preuve mathématique de la loi du karma”, publié dans un American Journal of Applied Mathematics. “La loi du karma est vraie et existe”, affirme la conclusion. En lisant cet article, nous apprend l’abstract, le lecteur “comprendra le ‘Soi’ et sa vacuité et surmontera cette ignorance”…