J’aime les églises anciennes, leurs vieilles pierres, la patine des siècles, leur atmosphère recueillie. Pourtant, aujourd’hui, de dynamiques communautés chrétiennes expriment leur foi dans des espaces d’où semble absent tout ce qui a, durant des siècles, connoté le sacré. Ces groupes charismatiques reconvertissent des salles de cinéma ou louent des salles polyvalentes pour leur culte dominical. Et ils y rassemblent parfois des foules, avec un accompagnement musical rythmé qui, lui aussi, renvoie à des modèles profanes.
Cela est moins nouveau qu’il n’y paraît. Je viens de terminer la lecture de la passionnante étude historique de Pamela J. Walker sur les premières décennies d’activité de l’Armée du Salut dans l’Angleterre victorienne (Pulling the Devil’s Kingdom Down: The Salvation Army in Victorian Britain, Berkeley-Londres, University of California Press, 2001). À ses débuts, l’Armée du Salut n’avait pas encore développé le service social qui lui vaut aujourd’hui un respect quasi unanime: le but premier était la conversion des âmes perdues.
L’activité salutiste entraîna durant le dernier tiers du XIXe siècle de vives réactions. Pas seulement parce que des femmes prêchaient dans la rue, ce qui choquait la mentalité de l’époque, ou parce que l’organisation rigidement hiérarchique et la métaphore militaire irritaient une partie de l’opinion. Mais aussi parce que les salutistes n’hésitaient pas à choquer pour capter l’attention et s’appropriaient des registres séculiers. Par exemple, ils utilisaient des mélodies populaires, profanes (par exemple un célèbre air de music-hall, Champagne Charlie), pour y plaquer un contenu religieux. Ou encore, ils annonçaient leurs réunions comme des spectacles, dans des lieux jusqu’alors destinés au divertissement, en présentant les orateurs comme s’il s’agissait de curiosités de cirque. Bien entendu, l’objectif était de réussir à attirer des auditeurs qui n’auraient pas franchi la porte d’une chapelle, en espérant les convertir.
La comparaison entre l’Armée du Salut et les nouvelles communautés charismatiques s’appropriant des espaces et modes séculiers ne doit sans doute pas être poussée trop loin: cependant, à plus d’un siècle de distance, les deux démarches révèlent la volonté de proclamer le message chrétien également dans des environnements et registres qui ne suggèrent pas spontanément des dimensions religieuses, en faisant éclater les frontières que nous plaçons coutumièrement.