Il y a quelques années, dans le cadre d’une recherche sur les communautés religieuses dans mon canton, je visitais une petite mosquée turque. Alors que je n’avais pas abordé ce sujet, mon interlocuteur éprouva le besoin de se distancer des actes commis par des groupes jihadistes. Je lui fis remarquer qu’il n’avait pas besoin de le faire. Il me répondit qu’il en était arrivé à ressentir un besoin permanent de se justifier, au regard de l’actualité quotidienne autour de l’islam et des musulmans.
Je pensais à cette anecdote ce soir, en répondant — trop brièvement à mon goût — aux questions d’une chaîne de télévision régionale suisse, dont la journaliste m’interrogeait sur les conséquences des tragiques événements survenus le 13 novembre 2015 à Paris pour les communautés musulmanes en Suisse.
Je ne suis pas de ceux qui disent que «tout cela n’a rien à voir avec l’islam»: les groupes jihadistes s’inscrivent dans le lignage de certains courants de l’islam; sur bien des points, leurs interprétations doctrinales s’appuient sur des thèses déjà défendues avant eux par des auteurs musulmans, comme me le faisait remarquer un chercheur qui lit attentivement leurs publications. Sans appeler nécessairement au jihad, la propagande de certains courants musulmans contemporains soutenus par des pétrodollars de pays du Golfe a aussi contribué à diffuser un modèle d’islam supposé «pur», qui a préparé le terrain pour certaines positions extrêmes. À côté de cela, je n’ignore pas les circonstances politiques et sociales régionales qui ont ensuite créé un terreau favorable, de même que le ressentiment sunnite dans des pays tels que l’Irak ou la Syrie. De même, j’ai plusieurs fois expliqué que les démarches de recrues qui rejoignent les rangs jihadistes ne se résument pas à des choix religieux: les motivations sont variées.
Mais je sais aussi que la plupart des communautés musulmanes et des musulmans en Europe ne partagent pas les convictions des jihadistes. Non seulement ils ne les partagent pas: il suffit de lire les publications de l’État Islamique pour y lire de violentes critiques contre des figures musulmanes tant libérales que conservatrices. L’État Islamique ne se borne pas à promouvoir une haine antichiite encore plus virulente que sa détestation de l’Occident: il dénonce violemment les penseurs appartenant au courant des Frères musulmans, par exemple, et bien d’autres.
Cependant, tout en condamnant à tort et à travers tout ce qui n’est pas dans leur ligne, tout en incitant leurs recrues occidentales à se méfier des mosquées et associations musulmanes dans leurs pays (la radicalisation se déroulant en Occident de plus en plus souvent par d’autres canaux, notamment en ligne), les dirigeants de l’État Islamique se présentent en même temps comme les authentiques et purs avocats de tous les vrais musulmans. Leur invocation constante des sources musulmanes ainsi que leur vocabulaire islamique obligent même des musulmans qui n’ont rien à voir avec eux à prendre position, face à leurs actes de violence justifiés à l’aide de références islamiques.
C’est un dilemme redoutable. Si j’étais à la place d’un responsable d’association musulmane, je ne pense pas que je serais enthousiaste à l’idée de courir les plateaux de télévision pour expliquer que je récuse l’approche jihadiste et que je condamne la violence: parce que je saurais que je risque de donner l’impression que j’essaie de me justifier, et donc que mes coreligionnaires ont-être quelque chose à se reprocher (ou, pire, à cacher). Et si je n’y allais pas, ou si je disais ne pas avoir envie de prendre position constamment sur ces sujets, je serais alors soupçonné d’avoir de secrètes sympathies, ou de ne pas vouloir me désolidariser de frères dans la foi malgré tout.
Ainsi, l’action des groupes jihadistes a réussi à imposer certains termes du débat aux communautés musulmanes. Dans l’immédiat, je ne vois guère comment en sortir. À plus long terme, ce débat ne se résoudra pas sur des plateaux de télévision à la suite d’événements suscitant l’émotion publique. Ce sera plutôt à travers les attitudes et actions de communautés musulmanes dans la longue durée, à travers leurs positions concrètes au quotidien face au jihadisme et aux individus inclinant vers ce type d’idéologie, qu’elles pourront se libérer de ce débat imposé. Et aussi à travers à une réflexion de fond sur les textes utilisés pour justifier la violence: un effort qui ne devra pas se limiter à des cercles d’intellectuels musulmans, mais se diffuser à travers les prédications dans les mosquées et les discussions dans les associations. Il n’est pas facile de le faire en se trouvant pris en tenaille entre le débat imposé par les jihadistes et les exigences posées par des sociétés sécularisées qui aimeraient – elles aussi — un islam se pliant à leurs critères.