La juxtaposition des trois titres m’a frappé, ce matin en voyant le site de l’édition suisse romande du quotidien gratuit 20 minutes. Trois graves sujets d’actualité pouvaient alimenter les préoccupations des lecteurs : un attentat peut-être déjoué à Montpellier ; aux Pays-bas, saisie d’une énorme quantité d’ecstasy ; à Genève, menace d’un autre type, puisque des parents s’inquiètent et s’énervent de la distribution du Nouveau Testament à des adolescents, non loin de la sortie d’une école.
On ne comprend pas vraiment quel dommage la lecture du Nouveau Testament peut causer à un adolescent. Je n’ignore pas que la découverte de l’Évangile peut bouleverser des vies et susciter des conversions : mais je ne crois pas que beaucoup d’adolescents genevois décideront de partir en croisade après cette lecture… J’espère que les écoles genevoises encouragent la lecture et la connaissance de la Bible (en tout cas de certains passages de celle-ci) : en dehors même de considérations religieuses, elle appartient au bagage culturel de tout Européen. On rencontre des athées qui se font un devoir d’en connaître au moins les grandes lignes pour cette simple raison : il y a des années, un proviseur de collège m’avait rapporté l’anecdote d’un collégien athée qui avait demandé à suivre le catéchisme protestant. Interrogé sur ses motifs, le jeune homme avait expliqué que, bien qu’athée, il estimait nécessaire de connaître la Bible, dans un pays tel que la Suisse, et pensait que les protestants seraient les mieux placés pour la lui faire découvrir : « Mes camarades tant protestants que catholiques me paraissent assez ignorants en matière de religion, mais les protestants semblent au moins connaître un peu la Bible. » Il est vrai que Genève ne compte plus que 10 % de chrétiens réformés, malgré son héritage de centre protestant.
Les distributeurs de ces exemplaires du Nouveau Testament appartenaient à l’Association internationale des Gédéons, bien connue de longue date pour ses activités de distribution de la Bible ou du Nouveau Testament : nombre d’entre nous ont déjà découvert des exemplaires mis à disposition grâce à eux dans des chambres d’hôtel, par exemple. À ma connaissance, et sous réserve d’informations contraires, les Gédéons se contentent de distribuer les écrits bibliques, sans se livrer à une quelconque autre propagande ou inciter des gens à venir à des réunions. En Suisse, ce n’est pas la première fois qu’une distribution de ce genre cause des réactions. Je comprends bien le dilemme qui se pose aux autorités : celui de la régulation de la distribution de matériel dans l’espace public, et également de textes religieux — il y a eu le cas assez récent de distributions du Coran par une association aux liens considérés comme problématiques. Approchées par Aurélie Toninato, journaliste de la Tribune de Genève, les autorités de la commune de Carouge, où s’est déroulée cette distribution, disent qu’elles ne l’auraient pas autorisée, mais ajoutent aussitôt : « Comme nous aurions refusé l’autorisation à une entreprise qui démarcherait les élèves avec des produits gratuits. » Reconnaissons ici une certaine cohérence du point de vue pratique et juridique, malgré les limites de la comparaison.
L’interrogation que soulève pour moi cet incident est d’une autre nature : si une entreprise avait distribué gratuitement une nouvelle boisson gazéifiée en oubliant de demander l’autorisation, il y aurait peut-être eu une réaction administrative, mais pas un article dans la presse. En revanche, quand il s’agit de religion (pas seulement de religion chrétienne, d’ailleurs), le sujet devient sensible. Le mot de « prosélytisme », avec tout ce qu’il connote de suspect voire dangereux, surgit aussitôt. Des réactions irritées s’expriment dans les commentaires de presse, alors que personne ne s’indignerait d’une distribution d’un « produit » séculier (ou d’un papillon électoral). La religion, quant à elle, dérange de plus en plus de gens quand elle se manifeste dans l’espace public. Pourtant, autant les autorités ont le droit d’édicter des règlements pour fixer un cadre à l’utilisation de l’espace public, autant c’est une illusion de penser (comme le suggèrent certains commentaires qui suivent les articles de presse) que les religions ne sauraient s’exprimer dans celui-ci — à moins que n’en soient également bannies toutes les publicités politiques ou commerciales. Et même dans ce cas, les religions, avec tout ce qu’elles impliquent pour les hommes et pour les sociétés, représenteront finalement souvent plus qu’une simple affaire privée.