Menée par Cyril Dépraz, une émission estivale radiophonique suisse, Motus et bouche cousue, aborde le thème du secret dans toutes ces déclinaisons. J’ai été interrogé cette semaine, en complément d’un entretien avec trois francs-maçons. Il ne s’agissait pas pour moi de parler de la franc-maçonnerie, mais mon interlocuteur souhaitait quelques réflexions sur la nature et le rôle du secret. Car le secret a sa place, sous différentes formes, non seulement dans des groupes initiatiques ou “sociétés secrètes", mais aussi dans de grands groupes religieux: souvenons-nous, il y a quelques mois encore, de la fascination suscitée par le strict secret du conclave pour élire un nouveau pape…
Nombreuses sont les fonctions du secret. Le secret peut d’abord avoir un rôle protecteur: si le groupe ne se protégeait pas et s’il ne protégeait pas l’identité de ses membres par le secret, ceux-ci et le groupe même pourraient se trouver menacés, ainsi que la mission qu’ils doivent remplir. Le secret se trouve ainsi justifié du point de vue des membres du groupe, mais cela ne signifie pas qu’il le sera aux yeux de personnes extérieures à ce groupe: le secret, soupçonne-t-on, ne serait-il pas prétexte à cacher des complots ou menées douteuses?
Dans une ligne semblable, le secret peut être envisagé comme préservation du sacré: on ne jette pas les perles aux pourceaux. Le savoir que détient le groupe est réservé à des initiés, à ceux qui ont l’étoffe nécessaire: sa révélation même serait inutile, voire nuisible, pour ceux qui ne peuvent pas comprendre. En outre, un argument classique est que le silence constitue l’une des vertus qui permet finalement au bien de triompher sur le mal.
Le secret permet aussi de lier entre eux les membres d’un groupe: ils sont dans le secret, dans la confidence, et ce secret partagé, le devoir de le préserver ensemble, contribuent finalement à la cohésion du groupe.
“Le rôle interne du secret est de susciter la confiance réciproque, une identité de groupe et une communauté solide. […] Avoir un secret donne à quelqu’un un fort sens d’identité et de contrôle sur les autres. Il lie à vous, moralement et psychologiquement, ceux avec lesquels vous partagez le secret. […] Le secret est un moyen de contrôler l’interface entre ce qui est gardé caché et ce qui est rendu public, l’accès à l’information, et qui sait quoi. Le secret est souvent structuré hiérarchiquement: certains savent plus que d’autres, à différents degrés, et ces niveaux de connaissance sont soigneusement gardés.” (Koen Vermeir et Dániel Margócsy, “States of Secrecy: An Introduction", The British Journal for the History of Science, 45/2, juin 2012, pp. 153-164)
Pour un groupe qui se dit héritier d’une tradition séculaire, mais guère confirmée par l’histoire profane, comme cela se produit avec bien des sociétés initiatiques, le secret offre en outre une explication généalogique: le groupe est beaucoup plus ancien qu’il ne le paraît, mais son héritage passe par des lignées secrètes. Nombre de groupes se disent héritiers de traditions antiques. Au XVIIIe siècle apparut la franc-maçonnerie templière: les francs-maçons auraient été les héritiers des templiers par une transmission secrète.
Finalement, le secret représente aussi, paradoxalement, un motif d’attirance — pour ne pas dire, plus vulgairement, un argument publicitaire. Ce qui est secret, réservé à un cénacle choisi, est désirable (ou dénigré) si l’on n’y a pas accès. Laisser entendre que l’on détient un secret attire et fascine — et est un premier pas vers son dévoilement, observe Koen Vermeir (“Openness versus Secrecy? Historical and Historiographical Remarks”, The British Journal for the History of Science, 45/2, juin 2012, pp. 165–188)