Ce samedi après-midi 29 novembre 2014, le Conseil central islamique suisse (CCIS) organisait, sur une place centrale de ma ville de Fribourg, une réunion en plein air pour protester notamment contre l’interdiction signifiée par le préfet de tenir sa conférence annuelle dans une grande salle à la périphérie de la ville: des motifs de sécurité et possibles incidents avaient été invoqués pour cette interdiction. Devant quelque 300 personnes, la réunion s’est déroulée sans incident majeur, même si deux protestataires brandissaient des pancartes aux abords de la place (“Islam – non” et “Ils ont des pays, qu’ils y retournent”) et si la police a dû éloigner — avec fermeté, mais sans heurts — un groupe de manifestants kurdes qui scandaient des slogans faisant allusion aux événements actuels en Syrie.
Je me trouvais à Fribourg aujourd’hui: j’ai décidé d’aller passer mon après-midi à observer cette réunion et les réactions qu’elle suscitait. Discussions avec des participants, chercheurs présents et passants; écoute d’allocutions prononcées; attention prêtée aux attitudes et signes: l’activité habituelle du chercheur intéressé par le champ religieux contemporain, même si le type de réunion était inhabituel. J’avais déjà assisté aux conférences annuelles du CCIS à Fribourg et à Genève les deux années précédentes.
Avec une présence régulière dans les médias, et dans ma ville natale surtout, impossible de passer inaperçu. En me promenant, je surpris au vol un ou deux commentaires prévisibles échangés par des passants qui me reconnaissaient, du genre: “Ah, vous voyez, c’est le spécialiste des religions…”
Alors que la réunion se terminait et que je discutais devant une tasse de café avec quelques participants, une passante que je ne connaissais pas, un sac d’une librairie voisine à la main, m’aborda pour me demander, sur un ton neutre, si j’enseignais bien à l’Université de Fribourg? Je lui répondis que ce n’était plus le cas depuis 2007, mais que je poursuivais en effet mes recherches sur les religions. Je pensais à une simple question de curiosité, mais je ne m’attendais guère à la suite: “Je n’aime pas du tout votre présence ici. Je vais le faire savoir.” Interloqué, mais restant poli, j’essayai de lui expliquer que c’était le travail normal d’un chercheur actif dans ce domaine d’aller à la rencontre de groupes tels que le CCIS et de s’informer de première main. Sans m’écouter, mon interlocutrice s’éloigna en répétant, sur un ton qui se voulait menaçant: “Votre présence ici ne me plaît pas du tout”, et en me laissant entendre qu’elle allait en informer certaines institutions académiques (si la malheureuse le fait, ce genre de dénonciation risque de plonger les destinataires dans la perplexité!).
Même si cela m’arrive beaucoup moins aujourd’hui que ce n’était le cas il y a une vingtaine d’années, j’ai l’habitude de réactions de ce genre: durant mes périodes de recherches intensives sur des “sectes” et mouvements religieux très variés, j’ai souvent été soupçonné d’en être un membre, ou au moins un suppôt. Un peu comme si était appliqué un raisonnement du genre: “Puisque vous y êtes, c’est que vous en êtes.” Curieusement, bien des gens semblent avoir du mal à admettre qu’on puisse s’intéresser à un mouvement religieux (ou autre) sans adhérer à ses croyances ou soutenir ses actions, mais simplement par intérêt pour ces réalités sociales; bien des gens n’acceptent pas qu’on puisse discuter aimablement avec des membres de différents groupes pour essayer de les comprendre, sans qu’il soit nécessaire de porter des jugements péremptoires. Cela semble pourtant aller de soi: il faudrait au contraire reprocher à un chercheur de ne pas saisir ces occasions de rencontres et d’observations de terrain quand il le peut. Mais ce petit incident, qui réveille le souvenir de bien d’autres dont j’ai fait l’expérience depuis les années 1980, montre que le travail des chercheurs de terrain n’a pas fini de susciter des malentendus.