Depuis longtemps, je m’intéresse aux tentatives de créer des communautés chrétiennes orthodoxes de rite occidental. J’y ai consacré quelques articles. La lecture du dernier numéro de Présence orthodoxe, un trimestriel publié sous les auspices de l’Église catholique orthodoxe de France (ECOF), me fait découvrir un phénomène que j’ignorais : celui de jeunes orthodoxes russes non seulement intéressés par les formes liturgiques de la tradition occidentale, mais attirés par la pratique de celles-ci tout en demeurant orthodoxes. Dans un entretien d’une vingtaine de pages, le Père Clément Heinisch interroge Kirill Kostrykin, l’un des participants d’un groupe consacré à l’Orthodoxie occidentale sur le réseau social VKontakte (un équivalent russe de Facebook). Une fois de plus, les possibilités de communication offertes par le Web contribuent à l’émergence de nouvelles dynamiques.
Kirill Kostrykin raconte la naissance de son intérêt pour le site occidental dans le cadre orthodoxe après avoir vu en ligne la vidéo d’une célébration liturgique de rite occidental dans une église du Patriarcat d’Antioche. Il a eu le sentiment « de quelque chose d’orthodoxe » et a commencé à s’intéresser au sujet. « Maintenant le rite occidental est pour moi l’incarnation vivante du principe de catholicité dans l’Église orthodoxe. » Le groupe rassemblé autour de la page sur VKontakte a traduit en russe la Liturgie de Saint Tikhon (nom donné à une liturgie épiscopalienne révisée dans un sens orthodoxe au début du XXe siècle aux États-Unis en vue d’accueillir dans la communion orthodoxe des croyants épiscopaliens qui avaient approché l’archevêque du Diocèse russe d’Amérique du Nord, Mgr Tikhon ; ce dernier devint par la suite Patriarche de Moscou dans les difficiles années 1917 à 1925 et fut canonisé par l’Église russe en 1989). Des membres du groupe ont également traduit en slavon les offices de laudes et de vêpres autorisés pour les paroisses de rite occidental par le Métropolite Hilarion de New York, primat de l’Église orthodoxe russe à l’étranger.
Ce n’est pas seulement par érudition liturgique : certains de ces croyants orthodoxes russes utilisent ces offices de rite occidental dans le cadre de leurs dévotions privées et souhaiteraient même voir apparaître, à Moscou et à Saint-Petersbourg, des paroisses orthodoxes biritualistes, pour répondre notamment à différents types d’attente religieuse et de sensibilité liturgique. Comme on pouvait s’y attendre, même s’il n’y a pas de prise de position officielle, des évêques russes ont déclaré en privé ne pas voir quel serait le besoin d’un rite occidental dans l’Église orthodoxe, à côté du rite byzantin qui rythme la prière de croyants depuis des siècles. Kirill Kostrykin et ses amis répondent en soulignant l’attrait pour l’Occident chez certains jeunes Russes urbains, et l’attirance de certains pour le catholicisme romain, débouchant sur des conversions à celui-ci. La pratique du rite occidental dans le cadre de quelques paroisses orthodoxes permettrait de répondre à de telles aspirations tout en les maintenant dans un cadre orthodoxe, selon Kirill Kostrykin. Quant aux formes d’un rite orthodoxe occidental, il déclare avoir lui-même un grand respect pour le rite gallican tel qu’il a été reconstitué en France au XXe siècle (avec des emprunts au rite byzantin), tandis que d’autres membres du groupe estiment que l’avenir du rite occidental se trouve plutôt dans les révisions des formes liturgiques occidentales, voie suivie par la plupart des communautés orthodoxes anglophones utilisant le rite occidental (essentiellement dans les juridiction du Patriarcat d’Antioche et de l’Église orthodoxe russe à l’étranger).
P. Clément Heinisch, « Le rite occidental et la Russie. Entretien avec Kirill Kostrykin », Présence orthodoxe, 52/4, N° 195, pp. 23-42 (la revue n’est pas disponible en ligne, mais uniquement sous forme imprimée — informations : http://eglise-orthodoxe-de-france.fr/presence_orthodoxe.htm).
Sur le rite occidental, voir mon esquisse historique publiée en 2002 sur le site Religioscope ou, pour un panorama plus récent avec accent sur l’Europe, mon article « ‘We are Westerners and must remain Westerners’ : Orthodoxy and Western Rites in Western Europe », in M. Hämmerli et J.-F. Mayer (dir.), Orthodox Identities in Western Europe: Migration, Settlement and Innovation, Farnham, Ashgate, 2014, pp. 267-289.