Durant un été au cours duquel j’essaie de rattraper les retards avec un succès mitigé, un petit sentiment de désespoir pointe parfois. D’une part, les textes à écrire prennent plus de temps que prévu : parce que je veux encore consulter quelques articles, lire un document, dénicher une référence qui m’aurait échappé. D’autre part, je ne lis pas tout ce que j’espérais réussir à lire durant cette magique longue période estivale : avant de songer à lire, je dois classer quelques-unes des piles de documents, de revues, de livres entre lesquels je slalome à travers les pièces de mon logement — je pourrais m’occuper comme bibliothécaire-documentaliste à plein temps sans quitter mon domicile, je le crains… Et je me dis que je n’aurai sans doute jamais le temps de lire tous ces nouveaux volumes et numéros de périodiques qui viennent s’ajouter chaque semaine à des rayons surchargés ou à des piles instables — pourtant, chacun d’entre eux a été commandé avec convoitise, avec le plaisir anticipé des passionnantes informations que j’y découvrirais. Sans parler des sites académiques ou d’actualité dont je reçois les nouveaux articles parus ainsi que des rapports ou études que je découvre au hasard de mes navigations en ligne et que je télécharge ou imprime. C’est un flux continu, à chaque jour et à chaque heure…
Mais voici qu’en feuilletant le dernier numéro (août-septembre 2018) du magazine 1843, une publication de l’Economist, je découvre un article de Tom Standage, « Information overload is nothing new », qui m’assure que le sentiment d’être noyé sous la masse des informations et le flux constant de nouvelles données n’a rien de nouveau. Erasme soupirait déjà, un philosophe espagnol du XVIe siècle pensait qu’il faudrait dix millions d’années pour lire tous les livres, et Leibniz se plaignait en 1680 de « cette horrible masse de livres qui ne cesse d’augmenter ». L’article me révèle qu’une historienne américaine, Ann Blair, a même consacré un livre à l’histoire du sentiment de surcharge d’informations, sous le titre Too Much to Know : Managing Scholarly Information before the Modern Age (Yale University Press, 2011). Un livre que j’ai failli commander… mais je me suis aussitôt retenu, pour ne pas aggraver ma situation !
Des mécanismes se sont mis en place, par exemple les comptes rendus de livres pour se tenir au courant même de ce qu’on ne pouvait lire. Les tables des matières détaillées et les index (rendus possibles par la pagination des livres) aidaient aussi à trouver plus rapidement les informations recherchées. Selon Standage, nous commençons à suivre le même chemin d’innovations destinées à nous aider à maîtriser le flux des informations, à commencer par les efficaces moteurs de recherche (même si on critique beaucoup Google, l’efficacité de longue date de leurs outils de recherche mérite un vibrant hommage) et peut-être, demain, des assistants fondés sur l’intelligence artificielle. En somme, notre sentiment de surcharge découlerait d’un déséquilibre entre l’abondance des informations et les outils encore insuffisamment développés pour y faire face.
C’est possible ; ces optimistes perspectives esquissées par Standage m’apportent un réconfort passager. Mais je pense quand même que la masse sans précédent d’informations dont nous bénéficions représente une réalité qualitativement différente, d’autant plus qu’elle afflue de façon permanente. Quant aux outils supposés nous aider à trouver notre chemin, ils sont ambivalents : certes, les moteurs de recherche sont d’une aide considérable, mais ils ajoutent en même temps encore à la masse des informations, au-delà de nos désirs. Et si Leibniz vivait aujourd’hui, que dirait-il face à des textes non seulement innombrables, mais truffés d’hyperliens qui nous entraînent dans une quête (ou une errance) sans fin?…