Depuis longtemps, la Corée du Nord et son système politique m’intriguent. Étudiant, je recevais et lisais avec amusement les publications de propagande de Pyongyang, au contenu stéréotypé et marqué par un farouche nationalisme autosuffisant. Je me souviens de savoureux articles, comme celui qui prédisait que la Corée du Nord était en passe de devenir le premier pays avec une population formée de 100% de personnes avec une formation universitaire. Je conserve encore, dans un carton, les œuvres complètes de Kim Il Sung et quelques autres publications. Le monde a beaucoup changé depuis, et la Corée du Nord semble étrangement anachronique. Mais est-elle destinée à demeurer immobile?
J’ai lu bien des reportages sur la Corée du Nord, et aussi l’étonnante bande dessinée de Guy Delisle, Pyongyang (2003), qui relate le séjour et les expériences de l’auteur dans la capitale coréenne pour des raisons professionnelles. Mais aucun livre ou article ne m’a autant aidé à comprendre la Corée du Nord que celui d’Andrei Lankov, The Real North Korea: Life and Politics in the Failed Stalinist Utopia (Oxford University Press, 2013). L’auteur connaît le pays depuis longtemps, et pas seulement à travers ses élites: né en Union soviétique, il y avait été envoyé à cette époque comme étudiant. Aujourd’hui, il enseigne dans une université en Corée du Sud.
Lankov explique comme la famille Kim en est arrivée à contrôler le pouvoir dans ce pays: parmi d’autres candidats possibles, Kim Il Sung fut choisi par les Soviétiques, qui contrôlaient alors tout en Corée du Nord (jusqu’à la composition exacte du Parlement déjà avant les élections…), mais n’avaient pas prévu que leur poulain finirait par développer une telle indépendance, mettant à l’égard des possibles concurrents à l’occasion de purges et imposant un contrôle total sur la société nord-coréenne. Non sans un réel soutien au début, explique Lankov, car ce régime totalitaire apportait aussi des progrès concrets à ceux qui se pliaient à sa discipline. Jusque dans les années 1960, la situation économique était même plutôt meilleure en Corée du Nord que chez sa voisine du Sud. Mais l’économie commença à décliner à la fin des années 1960, au moment même où celle de la Corée du Sud se trouvait au début de sa croissance. Par la suite, l’aide fournie par l’Union soviétique s’assécha avec la disparition de celle-ci et des décisions aberrantes entraînèrent aussi un effondrement de la production agricole, avec les terribles famines qui ont attiré l’attention et l’aide internationales, sans porter cependant atteinte au contrôle exercé par le régime communiste.
Sous la domination des successeurs de Kim Il Sung, le contrôle est devenu moins absolu, surtout pour ceux qui ont les moyens de payer des privilèges, car la corruption est répandue. Les milieux aisés de Pyongyang peuvent s’offrir un certain luxe. Ce qui n’empêche pas un contrôle réel: environ un informateur de police pour 40 à 50 adultes… Lankov doute d’une réforme de type chinois: cela mettrait en péril la survie du régime tel qu’il est, voire même la survie physique de ses représentants à long terme. C’est pour la même raison, estime-t-il, que le jeune et inexpérimenté Kim Jong Un a pu hériter du pouvoir sans défi visible pour le moment: ceux qui détiennent le pouvoir à Pyongyang savent que toute instabilité pourrait mettre en péril tous les membres de l’élite nord-coréenne. Et ils ont probablement raison, de leur point de vue, explique Lankov: quelque 10.000 personnes au sommet de la société, et 1 à 2 millions de personnes qui les assistent à tous les niveaux.
Le jeune dirigeant est porteur d’une légitimité et d’une continuité. Lankov concède que Kim Jong Un pourrait réserver des surprises aux observateurs: il semble vouloir favoriser d’autres secteurs de l’élite (mise à l’écart de généraux) et amorcer des réformes. Cependant, son entourage le poussera à ce que toute mesure adoptée le soit de manière à maintenir le pouvoir d’un des derniers régimes ouvertement communistes de la planète (si curieuse que soit idéologiquement sa version du communisme). Le régime nord-coréen agace le monde extérieur, mais Lankov rappelle que les principales victimes sont les 24 millions de Nord-Coréens — victimes de l’histoire.
Andrei Lankov, The Real North Korea: Life and Politics in the Failed Stalinist Utopia, Oxford University Press, 2013 (XVIII + 284 p.).