Aujourd’hui, à l’occasion du Mercredi des Cendres, qui marque le début des quarante jours de Carême dans la tradition liturgique chrétienne occidentale, la chaîne de télévision locale m’a posé quelques questions sur le jeûne et l’ascèse dans les traditions religieuses. Des règles de privation ou de limitation de nourriture ainsi que d’autres pratiques ascétiques se retrouvent dans nombre de religions.
Étymologiquement, le mot “ascèse” vient d’un verbe grec qui décrit l’exercice, l’entraînement du soldat ou de l’athlète. Les métaphores sportives ne sont pas absentes du vocabulaire spirituel, comme on le voit dans les épîtres de l’apôtre Paul. Les pratiques ascétiques entendent brider le corps. Car la jouissance sans borne des plaisirs de la vie, pensent les croyants, risque de déboucher sur l’oubli de l’essentiel. À travers les limitations imposées au corps, il s’agit de l’alléger le corps pour le rendre plus réceptif aux choses spirituelles et de lutter contre les passions pour réorienter la vie vers l’essentiel. Mais le jeûne lui-même ne représente pas simplement une abstention de nourriture ou de certains aliments: il concerne tous les sens. L’ascèse est retournement vers l’intérieur, en échappant aux distractions: raison pour laquelle des croyants préfèrent éviter de voyager durant cette période ou renoncent à écouter la radio et à regarder la télévision. Plus récemment, certaines personnes évitent si possible d’utiliser Internet et, surtout, les réseaux sociaux pendant le Carême.
L’ascèse est supposée représenter un effort constant. Dans la pratique, nombre de personnes qui se décrivent comme croyantes n’y accordent guère d’importance. En outre, il est difficile de maintenir en permanence le même degré de tension. Des périodes particulières, comme le Carême dans les traditions catholique et orthodoxe ou le Ramadan dans la tradition islamique, viennent inviter à un temps d’efforts renouvelés et rappeler la nécessité de contrôler le corps pour progresser dans la vie spirituelle. Les maîtres spirituels de toutes les religions rappellent que l’observance formelle de certaines pratiques, par exemple l’abstention d’aliments à certains moments, ne suffit pas à elle seule: l’attention à la prière et à la vie spirituelle, mais aussi le souci du prochain et l’humilité, doivent les accompagner.
Certaines formes d’ascèse déconcertent ou choquent, et pas seulement des sceptiques ou agnostiques, même si beaucoup de croyants tendront à replacer de telles formes dans des contextes historiques ou à les interpréter comme des vocations à des formes particulières de démarche spirituelle. Il est vrai que l’ascèse peut aussi conduire à des excès: cette prise de conscience joua par exemple un rôle dans l’histoire personnelle du Bouddha, telle que la relate cette tradition spirituelle. De même, l’idée que des “mérites” personnels, acquis entre autres par des efforts ascétiques, permettrait d’atteindre le salut, a été rejetée par le protestantisme et a conduit à l’abandon de pratiques structurées comme le Carême, même si l’on assiste aujourd’hui à des redécouvertes de la place de celui-ci dans des milieux protestants.
Des règles alimentaires précises continuent d’accompagner le Carême dans l’Église orthodoxe; en milieu catholique, ces exigences ont connu un très fort relâchement, que certains regrettent aujourd’hui. Des pratiques survivent parmi les croyants engagés, par exemple les “soupes de Carême” dans des paroisses chaque vendredi de cette période. À toute époque, des chrétiens ont choisi aussi de marquer la période du Carême par des renoncements particuliers, choisis individuellement: en Occident, ces choix individuels ou de petits groupes sont de plus en plus la marque de pratiques liées au Carême, plus qu’une observance collective de renoncements identiques. Et nous voyons se développer aussi des pratiques d’ascétisme (généralement passager) détachées de contextes religieux spécifiques, par exemple des “stages de jeûne”, derrière lesquels se manifestent aussi des aspirations spirituelles, mais en dehors de l’encadrement de traditions religieuses. Sans parler de renoncements alimentaires pour des raisons de santé ou d’amaigrissement, qui exigent parfois des régimes rigoureux, “ascétiques”, mais dont l’aspiration ultime est le mieux-être, et non l’allègement du poids du corps pour une pratique spirituelle.