Depuis l’âge de 21 ou 22 ans, je porte une barbe. À cette époque, aucun de mes amis n’en arborait une. Aujourd’hui, la plupart de leurs enfants de sexe masculin sont barbus. Je me sens un peu comme un précurseur, même si je ne suis pas sûr d’être à l’origine de cette mode : le mot « influenceur » n’était pas encore entré dans le vocabulaire.
Ma barbe fut blonde et assez désordonnée. Elle devint courte et bien taillée. Elle grisonna. Elle est aujourd’hui blanche. J’avais toujours dit vouloir la laisser pousser à ce moment, à l’image de ces portraits de personnages du XIXe siècle à la barbe à la fois soignée et imposante. La période de la pandémie et la temporaire fermeture des salons de coiffure offrit l’occasion de la laisser croître. Elle ne ressemble pas encore à une abondante barbe de patriarche biblique ou d’armailli gruérien, mais elle a pris un peu d’ampleur, avec retenue.
Depuis que ma barbe est blanche, j’observe des réactions pleines d’attention. Des adolescents occupant un siège de bus s’inquiètent de savoir s’ils doivent me céder leur place. Des dames probablement plus âgées que moi esquissent un mouvement pour faire de même. De jeunes immigrés afghans hébergés dans un foyer voisin me laissent respectueusement le passage sur un trottoir étroit.
La semaine dernière, dans une petite rue, je vois un inconnu dans la cinquantaine ; il semble hésitant, se retourne, regarde derrière lui. Serait-il en quête d’une adresse ou d’un renseignement ? Je l’aborde pour lui proposer mon aide. Il me remercie, mais m’explique qu’il se demande seulement s’il a bien fermé la porte de sa voiture, garée un peu plus loin. Et d’ajouter :
– Avec l’âge, ce sont des choses qui arrivent.
– Cela arrive à tout le monde, lui réponds-je pour le mettre à l’aise. Il m’arrive de retourner sur mes pas pour vérifier si j’ai bien fermé la porte de mon bureau quinze secondes plus tôt.
– Oh, mais vous, pour votre âge, vous allez encore bien !
Dans un billet de janvier 2020, intitulé « Un petit coup de vieux ? », justement illustré par une barbe blanche, je m’étais interrogé sur le regard des autres. Je sais maintenant que je suis définitivement entré dans la confrérie des nobles vieillards.