L’identité alévie s’est affirmée dans la diaspora de cette communauté en Europe, mais ce développement est parallèle (et renforce) un processus semblable en Turquie. Comme on le sait, le système kémaliste et son laïcisme avaient placé sous contrôle l’islam sunnite, en le soumettant à la Direction des affaires religieuses (Diyanet), mais donnant en même temps à celui-ci un statut officiel au service de l’identité nationale. Comme le rappellent Bayram Ali Soner (Université d’Izmir) et Şule Toktaş (Université Kadir Has, Istanbul) dans un article de Turkish Studies, les alévis en avaient pris leur parti et s’étaient montrés fervents soutiens de l’État républicain, car celui-ci empêchait en même temps le sunnisme d’occuper l’espace public.
Avec la montée d’approches politiques identitaires dans les années 1980, les alévis ont demandé la reconnaissance de leur caractère distinct. Et c’est le gouvernement issu de l’AKP (Parti de la justice et du développement), avec ses racines islamiques, qui a ouvert finalement un processus de dialogue avec les alévis, après des hésitations initiales, de façon formelle depuis 2008. Cela met une fois de plus en évidence la contribution de l’AKP pour trouver des solutions à des blocages issus de la sclérose qu’avait connue le système turc, mais c’est aussi la conséquence d’une “reconnaissance graduelle de facto de l’identité alévie” (avec les pressions européennes dans ce sens) et de l’influence des intellectuels islamistes et post-islamistes, qui ont poussé à intégrer la question alévie dans un processus plus large d’émancipation de la religion par rapport au contrôle de l’État (dont nous allons certainement encore voir plusieurs conséquences dans les années prochaines).
Cela se produit alors que les alévis — tous d’accord pour affirmer leur caractère distinct par rapport au sunnisme — balancent entre différentes approches quant à leur position par rapport à l’islam. D’une part, expliquent les auteurs, les alévis “traditionalistes religieux” considèrent que l’alévisme représente rien moins que “la version originelle de l’islam”; ces alévis se montrent favorables au gouvernement et sont dirigés par la Fondation Cem, qui aspire à voir l’alévisme intégré dans des structures institutionnelles réformées de gestion de la religion en Turquie. D’autre part, les alévis “modernistes séculiers”, regroupés au sein de la Fédération alévie-bektachie, voient dans l’alévisme une religion syncrétique non musulmane (bien qu’ayant intégré des éléments de l’islam); ils tendent aujourd’hui à un libéralisme séculier, avec complète séparation entre toutes les religions et l’État. Ces clivages se retrouvent dans la diaspora alévie et ses quêtes identitaires.
Bayram Ali Soner et Şule Toktaş, “Alevis and Alevism in the Changing Context of Turkish Politics: The Justice and Development Party’s Alevi Opening”, Turkish Studies, 12/3, sept. 2011, pp. 419-434. – Je profite de ce billet pour signaler aussi un intéressant recueil d’articles sur les alévis en Allemagne: Friedmann Eissler (dir.), Aleviten in Deutschland. Grundlagen, Veränderungsprozesse, Perspektiven, Berlin, Evangelische Zentralstelle für Weltanschauungsfragen, 2010, 180 p. (EZW-Texte, N° 211).