Le livre semble peu connu: L’Éminence grise. Essai biographique sur les rapports de la politique et de la religion. Paru en anglais en 1941, sa traduction en français par Brigitte Veraldi est publiée en 1977 aux Éditions de la Table Ronde, puis reprise dans la collection de poche “La Petite Vermillon” en 2001. L’auteur est pourtant célèbre: Aldous Huxley (1894-1963). Je n’avais lu de lui que Le Meilleur des Mondes. J’avais trouvé il y a quelques années un exemplaire de L’Éminence grise dans un rayon de livres en liquidation et l’avais acheté par curiosité, avant de le laisser sommeiller sur un rayon. Je l’ai maintenant lu et j’ai découvert un livre passionnant.
Huxley s’y intéresse à la figure du Père Joseph (François Leclerc du Tremblay, 1577-1638), la célèbre “éminence grise” du cardinal de Richelieu. Si Huxley en retrace la biographie avec un talent d’écrivain, le livre est surtout pour lui l’occasion de réfléchir à la tension entre l’aspiration “théocentrique” et le jeu de la politique de pouvoir, que les circonstances font se rencontrer dans la vie du Père Joseph. L’attrait de Huxley pour la métaphysique orientale s’y exprime clairement, mais j’ai surtout été intéressé par son effort pour tenter de comprendre les évolutions et contradictions d’une figure peu commune.
Plus d’une page pourrait être citée. Je me contenterai d’un passage — d’autant plus fort dans le contexte historique de la rédaction du livre en 1941 — relatif à la décision de Marie de Médicis de renoncer à livrer Angers au pillage à la suite des adjurations du Père Joseph:
Grâce à une espèce de ‘progrès’ intellectuel, les dirigeants du monde moderne ne croient plus qu’ils subiront des tourments éternels s’ils sont mauvais. La sanction eschatologique, qui fut l’une des armes principales des prophètes du passé, a disparu. Cela serait sans importance si la morale avait suivi le ‘progrès’ intellectuel. Mais il n’en est rien. Les dirigeants du XXe siècle se conduisent tout aussi ignoblement et implacablement que les dirigeants du XVIIe ou de tout autre siècle. Mais, à la différence de leurs prédécesseurs, ils ne passent pas des nuits d’insomnie à se demander s’ils sont damnés. (p. 165)