Mes expériences de voyages en chemin de fer, que je relate parfois ici, sont le plus souvent amusantes ou insolites. Mais les transports en commun en valent parfois de moins agréables. Ainsi, aujourd’hui, revenant de voyage et traînant une lourde valise (oui, j’ai de nouveau acheté trop de livres en route…), j’étais confortablement installé, seul, à l’étage inférieur d’un wagon de 1ère classe, plongé dans un livre et m’émerveillant parfois devant le paysage ensoleillé d’un après-midi d’été. Voici que montent trois jeunes gens, qui parcourent la rame avant de jeter leur dévolu sur mon wagon, sans être munis de titres de transport d’ailleurs — j’ai compris par la suite que la traversée du wagon visait à s’assurer de l’absence de contrôleur, celui-ci se trouvant dans une autre rame : les contrôleurs devraient être deux, mais la direction des chemins de fer est d’humeur économe, paraît-il…
Il ne faut pas longtemps pour que les chaussures s’appuient sur les sièges et que les importuns commencent à hurler, tandis que l’un joue à une compétition de voiture sur son smartphone, bruits de moteur inclus. La conversation se compose pour moitié de mots scatologiques ou pornographiques, d’ailleurs constamment répétés, car les voyageurs indésirables disposent d’un vocabulaire très pauvre. Cela leur suffit tout juste pour se lancer des insultes grossières, ce qui semble être le jeu qui les divertit le plus, dans un effort de surenchère à la bruyante vulgarité. Deux sont des jeunes gens apparemment normaux, bien que peu intelligents. Le troisième joue un rôle de meneur, et c’est d’ailleurs lui qui a incité les autres à s’installer en 1ère classe. Ses yeux indiquent une psychologie perturbée, peut-être la consommation de substances, tandis que ses expressions corporelles et verbales sont toujours à la limite de la violence. Pendant les premières minutes de trajet, je remarque qu’il me lance quelques regards à la dérobée, espérant sans doute une réaction qui lui donnerait un prétexte — le genre d’individu qui casse la figure d’un inconnu en se plaignant ensuite d’avoir été regardé de travers.
Je m’abstiens donc. Et le poids de ma valise me dissuade de la traîner à l’étage supérieur. D’un côté, ce serait leur abandonner le terrain ; de l’autre, tolérer leur comportement sans réagir revient aussi à leur donner une victoire. Mais j’avoue n’avoir aucune envie de me mesurer à trois tristes sires, qui ne causent aucune menace physique et n’essaient pas de m’adresser la parole tout en m’imposant leur présence perturbatrice. D’autant plus qu’ils auraient aisément l’avantage : trois fois moins âgés que moi, le meneur très agile, l’un de ses comparses solidement bâti. Sagesse ou manque de courage ? Je me dis que serait de l’héroïsme mal placé. Tout en rageant de céder le terrain à la voyoucratie, même pour un petit moment.
Pendant que je subis cette compagnie malséante, je réfléchis à ma lecture, il y a bien longtemps, de la Psychologie des Foules, un livre de Gustave Le Bon, publié en 1896. L’auteur y analyse le comportement de foules et la façon dont une foule se comporte différemment d’un individu isolé. J’en ai fait plusieurs fois la frappante constatation, comme acteur ou comme spectateur. Il ne s’agit pas ici d’une foule, mais d’un groupe, auquel la règle s’applique quand même à son échelle. Isolé, chacun de ces individus se comporterait différemment. En groupe, c’est une autre histoire. Les chemins de fer suisses en savent quelque chose, quand ils voient une rame saccagée par des supporters avinés d’une équipe de football de retour d’un match.
Ces trois jeunes gens sont originaires du Sud de l’Europe (Portugal ou Italie, semble-t-il). Mais leur façon de parler montre qu’ils ont grandi en Suisse. Ils détiennent probablement un passeport suisse, ou l’auront bientôt. Et je me dis que, s’ils votent, leurs trois voix réunies auront plus de poids que la mienne. Heureusement que je n’ai jamais sacralisé ce qui sort des urnes, car il y aurait de quoi en tirer de pessimistes conclusions, ou renoncer à jamais à voter. Face au spectacle que m’a imposé une partie de mon voyage d’aujourd’hui, je me mets pourtant à rêver à l’introduction d’un suffrage censitaire — si seulement existait le moyen de le fonder ni sur l’argent ni sur la classe sociale, mais sur le comportement et la vertu civique.