À première vue, l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours ne viendrait pas en tête des groupes religieux susceptibles d’exciter les attentes spirituelles de militants socialistes (en tout cas en Europe, la situation peut être différente ailleurs). Il en allait autrement au XIXe siècle, comme le rappelle un article récent d’Erik J. Freeman, « ‘True Christianity’ : The Flowering and Fading of Mormonism and Romantic Socialism in Nineteenth-Century France », Journal of Mormon History (44/2, avril 2018, pp. 75-103). Des « socialistes romantiques » étaient du nombre des premiers convertis français au mormonisme, vers 1850. Louis Auguste Bertrand (1808-1875, pseudonyme de Jean-François Élie Flandin), auteur des Mémoires d’un Mormon (1862, accessible en ligne), est le plus connu ; outre des articles à son sujet, Christian Euvrard lui a consacré un livre en 2005 (disponible chez le diffuseur Livre LDS). Bertrand rencontra les missionnaires mormons alors qu’il était rédacteur au journal Le Populaire, organe de presse des icariens, ce communisme utopique propagé par Etienne Cabet (1788-1856), qui avait décrit un projet de société idéale dans son Voyage en Icarie (1840) — et considérait le communisme comme l’authentique christianisme. Mais Bertrand n’était pas le seul : Freeman raconte comment un autre ancien communiste icarien converti, Pierre Isidore Bellanger, propageait la foi des saints des derniers jours dans la France rurale en 1851.
Particularité française ? Nullement. L’aspiration des mormons à cette époque non seulement à prêcher un message religieux, mais aussi à établir un nouveau modèle de société et à proposer l’émigration vers une contrée lointaine aux allures de terre promise, suscitait l’intérêt de socialistes d’autres pays. En Angleterre, les missionnaires de la foi nouvelle avaient trouvé des oreilles attentives parmi les disciples de Robert Owen (1771-1858). Bien entendu, les convertis au mormonisme de cette époque n’avaient pas tous un tel parcours, de même que les missionnaires n’étaient pas des crypto-socialistes. Mais, sur les questions politiques de leur époque, la sensibilité des saints des derniers jours au XIXe siècle n’était pas la même que celle de leurs descendants aujourd’hui : je viens de découvrir et de commander un livre dont la parution avait échappé à mon attention, From Above and Below : The Mormon Embrace of Revolution, 1840–1940 (Greg Kofford Books, 2013), par Craig Livingston ; la thèse de ce livre est que les premières générations de saints des derniers jours accueillaient les révolutions de leur époque dans une perspective millénariste, comme autant de signes annonciateurs de l’imminent établissement d’un royaume de Dieu sur terre, venant remplacer les systèmes humains injustes.
Des rencontres analogues avec le « socialisme romantique » ont pu être observées dans d’autres champs des quêtes spirituelles de cette époque. Il y a une douzaine d’années, Jean-Pierre Laurant avait consacré un érudit article aux « liens tissés entre ésotérisme et socialisme depuis les années 1830 jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale » (« Ésotérisme et socialisme, 1830-1914 », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2006/1, N° 23, pp. 129-147). Outre l’espoir de voir l’avènement d’un monde nouveau, l’engagement dans des démarches non conformistes — qu’elles soient spirituelles, politiques ou les deux ensemble — crée une réceptivité pour des messages et solutions hors des sentiers battus.