Lu avec intérêt Sahelistan (Paris, Seuil, 2013). J’ai un peu hésité à parler de ce livre, faute de réussir à “situer” et évaluer Samuel Laurent, dont c’est le premier ouvrage et dont je n’avais jamais entendu le nom. Il commence à apparaître dans des médias. Son site transmet une image de baroudeur, capable d’accéder à des interlocuteurs sur les terrains les plus dangereux, où personne d’autre n’ose aller; cette image est renforcée par la façon dont il se met en scène dans son ouvrage. Ce “consultant international” affirme travailler surtout pour des entreprises asiatiques, chargé d’explorer, sous l’angle de la sécurité, des zones dans lesquelles elles envisagent de développer leurs activités. Malgré la discrétion que requiert cette profession (ne compromet-il pas ainsi des accès?), il dit avoir décidé de publier ce livre parce que “le silence n’était plus une option” face à la réalité qu’il a découverte (p. 9). Si tout ce qu’il rapporte est exact, notamment des rencontres délicates et de franches conversations relatées de façon détaillée, il faut alors reconnaître à Samuel Laurent une capacité peu commune à nouer des contacts dans des environnements difficiles. Il ne nous reste donc qu’à le croire sur parole (en regrettant au passage que le volume n’ait pas été enrichi d’une carte avec les lieux évoqués: nous ne sommes pas tous spécialistes de géographie libyenne).
La lecture de Sahelistan — qui étrille d’emblée tant le Conseil national de transition (CNT) que l’action de Bernard-Henri Lévy autour de l’affaire libyenne — confirme que l’intervention en Libye et les structures mises en place pour remplacer le colonel Kadhafi ont débouché sur des résultats non seulement très mitigés, mais en réalité pires encore qu’on ne le pensait. L’État n’a pas les moyens d’imposer ses décisions, confronté à de nombreuses brigades, qui conservent le pouvoir que leur donnent leurs armes — et l’on peut comprendre qu’elles hésitent à s’en séparer, alors que l’avenir reste peu clair. “Plus encore que n’importe quelle autre région du pays, la Cyrénaïque est littéralement phagocytée par les brigades. Dans les faubourgs de Benghazi, les barrages marquent autant de frontières invisibles entre les territoires des unes et des autres.” (p. 225)
Un certain nombre de ces brigades apparaissent comme le paravent d’activités criminelles et de trafics à destination de l’Europe (notamment le trafic de drogue): les immenses profits qui en découlent renforcent les moyens et l’armement de ces groupes — et nous risquons bien de nous trouver ici dans la longue durée face à de nouvelles structures de crime organisé. Mais certaines de ces activités illégales se trouvent à la jonction du développement de mouvements jihadistes. La passe de Salvador, à la frontière entre la Libye, le Niger et l’Algérie, est l’un des points principaux de passage pour les contrebandiers. “Il ne s’agit pas d’une, mais de plusieurs ‘passes’, réparties sur des dizaines de kilomètres de terrain parfois accidenté, mais souvent praticable” (p. 190), précise Laurent. Et sa description du spectacle qu’il y observependant une nuit d’observation fait peur:des dizaines de convois qui y passent chaque jour — y compris jihadistes, personne n’osant se mesurer aux hommes d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), qui se rient des frontières et semblent jouir de soutiens évoqués par l’auteur.
”[…] pour les Libyens, désormais seuls face à leurs problèmes, tout est à recommencer. Mais cette fois, il ne s’agit plus seulement d’abattre un dictateur qui personnifiait tous les maux. Il faut maintenant détruire une hydre à mille têtes, violente et insaisissable, sans faire voler en éclat ce qui reste de cohésion nationale. Cette tâche infiniment complexe et dangereuse, bien plus délicate que la révolution précédente, c’est le véritable legs de notre intervention [occidentale]: un défi presque insurmontable, dont nous paierons également le prix fort au cours des années à venir.” (p. 327)